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Lundi 14 janvier 1963

Nuit blanche pour cause d’angoisse. Gorge serrée, poitrine pesante, sourde vibration des nerfs ! Levé tôt. Suis allé au boulot à pied en faisant un immense détour : République, Grands Boulevards, Opéra, Concorde, jardin des Tuileries, Louvre, Pont des Arts… Des pas purement mécaniques d’abord, le poids de mon corps tombant sur chaque pied, d’effort en effort, la créature de Frankenstein en vadrouille, l’œil fixe et le souffle bref, jusqu’à ce que ça se dissolve peu à peu, que les mâchoires et les poings se desserrent, que les membres s’assouplissent, que la marche se découple, que les poumons se remplissent, que l’esprit se dégage du corps, que le costume habille le bonhomme social et que le citoyen directeur fasse son entrée légendairement galvanisante au bureau : Bonjour tout le monde, comment va le moral des troupes ?

40 ans, 7 mois, 13 jours

Samedi 23 mai 1964

Accompagné les enfants au jardin du Luxembourg, cet après-midi. Vu du coin de l’œil une joueuse de tennis piquer son odeur sous son aisselle. Elle rentrait au vestiaire, sa raquette sous le bras, et hop, ce geste vif de pigeon, pour aller voir ce que ça sent sous son aile. Et moi, dans un de ces miraculeux instants d’empathie qui nous font tous membres de la même espèce, je sais exactement ce qu’elle éprouve : l’agrément d’un parfum familier aussitôt décodé comme odeur à combattre. Jouir de ses sudations, oui, mais sentir, non ! Dix contre un qu’à peine franchie la porte du vestiaire elle va tartiner son aisselle d’un quelconque déodorant, d’un déodorant qui la rendra quelconque.

Nous nous repaissons en secret des miasmes que nous retenons en public. Ce double jeu vaut aussi pour nos pensées et cette duplicité est la grande affaire de notre vie. Rentré chacun chez nous, ma joueuse de tennis et moi jouirons, chacun de notre côté, d’un de ces longs pets que nous ferons remonter jusqu’à nos narines par la vague que nous savons, de vieille science, imprimer à nos draps.

40 ans, 7 mois, 14 jours

Dimanche 24 mai 1964

Littéralement dévoré Mona des narines et de la langue, cette nuit. Plongé mon nez dans son aisselle, entre ses seins, ses cuisses et ses fesses, respiré à fond, léché, repu de sa saveur, de son odeur, comme dans notre jeunesse.

41 ans, 2 mois, 10 jours

Dimanche 20 décembre 1964

Dans ce restaurant où nous fêtons avec les enfants l’anniversaire de Mona, Bruno nous demande de lui expliquer cette phrase énigmatique lue dans les toilettes : « Prière de ne pas jeter de serviette hygiénique dans ces lieux. » Deux questions le tarabustent. 1) Les serviettes ne sont-elles pas hygiéniques par nature ? 2) Qui serait assez cinglé pour jeter une serviette dans les cabinets ? Une ombre de sourire glisse sur les lèvres de Lison. Quoi ? aboie Bruno. Lâchement, je laisse à Mona le soin d’expliquer et la phrase et le sourire.

41 ans, 7 mois, 25 jours

Vendredi 4 juin 1965

Les testicules peuvent s’étrangler de peur pour les autres, je l’ai déjà observé à Étretat quand Mona me flanquait le vertige en s’approchant trop près du bord des falaises. Ils m’ont rappelé cette aptitude à l’empathie ce matin, quand j’ai vu un cycliste se faire renverser par un taxi. Il avait grillé un feu rouge, le chauffeur n’a pu l’éviter. Résultat, le choc, un vol plané, une jambe cassée, deux ou trois côtes enfoncées par le rebord du trottoir, le cuir chevelu largement entamé, la joue râpée, et mes couilles qui s’étranglent pendant le vol plané. Il ne pouvait s’agir que d’une peur empathique puisque, après tout, ce n’était pas sur moi que le pauvre garçon tombait. J’en conclus à l’altruisme des couilles, capables de craindre pour la vie d’autrui. Testicules siège de l’âme ?

41 ans, 7 mois, 26 jours

Samedi 5 juin 1965

Repensé cette nuit à mon cycliste volant. Pendant que je le tournais sur le côté et que j’épongeais son sang en attendant l’arrivée de l’ambulance, il m’a plusieurs fois demandé si sa montre était cassée.

42 ans, 3 mois, 19 jours

Samedi 29 janvier 1966

Dîner chez Chevrier, revenu au siège après deux années passées au Pérou ad majorem buxidae gloriam. Il a rapporté de ce pays une collection impressionnante d’ex-voto gravés sur de petites plaques de métal rectangulaires pas plus longues que le pouce : des mains, des cœurs, des yeux, des poumons, des seins, des dos, des bras, des jambes, des intestins, des estomacs, des foies, des reins, des dents, des pieds, des nez, des oreilles, des ventres rebondis de femme enceinte… Des ex-voto sans une prière, juste l’organe à guérir, gravé sur une plaque plus ou moins lourde de métal plus ou moins précieux. Et pas un seul sexe, ni de femme ni d’homme. Les plus nombreux, me dit Chevrier, c’étaient les cœurs, les yeux et les mains. À la question de savoir si j’y crois, je réponds non. Ce qui ne m’empêche pas de choisir une paire d’yeux sans hésiter quand il me propose de me servir.

42 ans, 3 mois, 20 jours

Dimanche 30 janvier 1966

Tout bien pesé, me dis-je dans le noir d’une brève insomnie, je préférerais être aveugle que sourd. Ne plus entendre… passer sa vie dans un aquarium à regarder les autres vivre ? Non, mieux vaut ne pas les voir et continuer, dans mon obscurité, à les entendre parler, bouger, se moucher, être. Entendre la respiration de Mona endormie, les craquements de la maison, la pendule de la bibliothèque, écouter le silence lui-même. Là-dessus, je me rendors, et fais le rêve suivant : je suis allongé sur une table d’opération. Parmentier, penché sur moi, porte une blouse blanche de chirurgien, un calot blanc et un masque qui ne m’empêche pas de le voir sourire. Son assistant assujettit à mes yeux un appareil compliqué qui maintient mes paupières écartées. Pendant ce temps, Parmentier allume un bec Bunsen sur lequel il met à chauffer un petit ballon de cuivre. Je comprends que c’est une sorte de rite initiatique, ou plutôt une ordalie : la Direction veut savoir si je suis digne de devenir une huile ; Parmentier va donc me verser de l’huile bouillante dans les yeux et je ne dois à aucun prix perdre la vue. Heureusement, j’ai à la maison l’ex-voto que m’a offert Chevrier. Je le cherche, aveugle, tâtonnant, fou de terreur, me cognant aux meubles, je le cherche mais n’arrive pas à le trouver. Je me réveille en sursaut et révise aussitôt mon opinion : plutôt sourd qu’aveugle !

42 ans, 4 mois

Jeudi 10 février 1966

Ni cons ni phallus sur les murs des églises sud-américaines, donc. Ma laïcité, hautement méprisante, ricane. Pourtant, de phallus il n’y en a pas non plus sur l’écorché du Larousse que je conserve pieusement depuis mon enfance, ni dans ce livre de sciences très laïquement naturelles que nous avions en classe de troisième et qui était censé traiter de physiologie humaine. J’ai oublié le nom de l’auteur (Dehousseaux ? Dehoussières ?) mais pas ma fureur en découvrant que toutes les fonctions y étaient abordées — circulation, système nerveux, respiration, digestion, etc. — , toutes sauf la reproduction !