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13 ans, 1 mois, 2 jours

Jeudi 12 novembre 1936

Je l’ai fait ! Je l’ai fait ! J’ai fait tomber le drap de mon armoire et je me suis regardé dans la glace ! J’ai décidé que c’était fini. J’ai fait tomber le drap, j’ai serré les poings, j’ai respiré un bon coup, j’ai ouvert les yeux et je me suis regardé ! JE ME SUIS REGARDÉ ! C’était comme si je me voyais pour la première fois. Je suis resté très longtemps devant le miroir. Ce n’était pas vraiment moi à l’intérieur. C’était mon corps mais ce n’était pas moi. Ce n’était pas même un camarade. Je me répétais : Tu es moi ? C’est toi, moi ? Moi, c’est toi ? C’est nous ? Je ne suis pas fou, je sais très bien que je jouais avec l’impression que ce n’était pas moi, mais un garçon quelconque abandonné au fond du miroir. Je me demandais depuis combien de temps il était là. Ces petits jeux qui mettent maman hors d’elle n’effrayaient pas du tout papa. Mon fils, tu n’es pas fou, tu joues avec tes sensations, comme tous les enfants de ton âge. Tu les interroges. Tu n’en finiras pas de les interroger. Même adulte. Même quand tu seras très vieux. Retiens bien ça : Toute notre vie, il faut faire un effort pour en croire nos sens.

Il est vrai que mon reflet m’est apparu comme un enfant abandonné dans mon armoire à glace. Cette sensation est absolument vraie. En faisant tomber le drap je savais bien qui je verrais mais ce fut quand même une surprise, comme si ce garçon était une statue abandonnée là bien avant ma naissance. Je suis resté longtemps à le regarder.

Et c’est là que j’ai eu l’idée.

Je suis sorti de ma chambre, je suis allé dans la bibliothèque sur la pointe des pieds, j’ai ouvert le Larousse, j’ai découpé l’écorché à la règle (personne ne s’en apercevra, Maman n’utilise le Larousse que pour le glisser sous les fesses de Dodo quand on mange dans la salle à manger), je suis revenu dans ma chambre, j’ai mis le verrou, je me suis mis tout nu, j’ai glissé l’écorché dans la rainure de la glace, et je nous ai comparés, lui et moi.

Le fait est que nous n’avons absolument rien à voir. L’écorché est un athlète adulte. Il a les épaules larges. Il se tient droit sur ses jambes musclées. Moi, je ne ressemble à rien. Je suis un enfant mou, blanc, à la poitrine creuse, si maigre qu’on pourrait glisser le courrier sous mes omoplates (dixit Violette). Nous avons pourtant un point commun : nous sommes transparents tous les deux. On voit nos veines, on peut compter nos os, mais aucun de mes muscles à moi n’est visible. Je n’ai que la peau, les veines, le mou et les os. Rien n’est tenu, comme dirait maman. C’est vrai. Du coup, n’importe qui peut prendre ma vie, m’attacher à un arbre, m’abandonner dans la forêt, me nettoyer au jet, se moquer de moi ou dire que je ne ressemble à rien. Ce n’est pas toi qui me défendrais, hein ? Tu me laisserais boulotter par les fourmis, toi ! Tu me chierais dessus !

Eh bien moi, je vais te défendre ! Je te défendrai même contre moi ! Je vais te faire des muscles, je vais fortifier tes nerfs, je vais m’occuper de toi tous les jours, je vais m’intéresser à tout ce que tu ressens.

13 ans, 1 mois, 4 jours

Samedi 14 novembre 1936

Papa disait : Tout objet est d’abord objet d’intérêt. Donc mon corps est un objet d’intérêt. Je vais écrire le journal de mon corps.

13 ans, 1 mois, 8 jours

Mercredi 18 novembre 1936

Je veux aussi écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. Tous les corps sont abandonnés dans les armoires à glace. Ceux qui écrivent leur journal tout court, Luc ou Françoise, par exemple, parlent de tout et de rien, des émotions, des sentiments, des histoires d’amitié, d’amour, de trahison, des justifications à n’en plus finir, ce qu’ils pensent des autres, ce qu’ils croient que les autres pensent d’eux, les voyages qu’ils ont fait, les livres qu’ils ont lus, mais ils ne parlent jamais de leur corps. Je l’ai bien vu cet été avec Françoise. Elle m’a lu son journal « en grand secret » alors qu’elle le lit à tout le monde, Étienne me l’a dit. Elle écrit sous le coup de l’émotion mais elle ne se rappelle presque jamais quelle émotion. Pourquoi as-tu écrit ça ? Je ne sais plus. Du coup, elle n’est plus très sûre du sens de ce qu’elle écrit. Moi, dans cinquante ans, je veux que ce que j’écris aujourd’hui dise la même chose. Exactement la même chose ! (Dans cinquante ans, j’aurai soixante-trois ans.)

13 ans, 1 mois, 9 jours

Jeudi 19 novembre 1936

En repensant à toutes mes peurs, j’ai établi cette liste de sensations : la peur du vide broie mes couilles, la peur des coups me paralyse, la peur d’avoir peur m’angoisse toute la journée, l’angoisse me donne la colique, l’émotion (même délicieuse) me flanque la chair de poule, la nostalgie (penser à papa par exemple) mouille mes yeux, la surprise me fait sursauter (même une porte qui claque !), la panique peut me faire pisser, le plus petit chagrin me fait pleurer, la fureur me suffoque, la honte me rétrécit. Mon corps réagit à tout. Mais je ne sais pas toujours comment il va réagir.

13 ans, 1 mois, 10 jours

Vendredi 20 novembre 1936

J’ai bien réfléchi. Si je décris exactement tout ce que je ressens, mon journal sera un ambassadeur entre mon esprit et mon corps. Il sera le traducteur de mes sensations.

13 ans, 1 mois, 12 jours

Dimanche 22 novembre 1936

Je ne vais pas seulement décrire les sensations fortes, les grandes peurs, les maladies, les accidents, mais absolument tout ce que mon corps ressent. (Ou ce que mon esprit fait ressentir à mon corps.) La caresse du vent sur ma peau, par exemple, le bruit que fait en moi le silence quand je me bouche les oreilles, l’odeur de Violette, la voix de Tijo. Tijo a déjà la voix qu’il aura quand il sera grand. C’est une voix sablée, comme s’il fumait trois paquets de cigarettes par jour. À trois ans ! Quand il sera adulte, sa voix ne sera plus aiguë, bien sûr, mais ce sera la même voix sablée, avec le rire derrière les mots, j’en suis certain. Comme dit Violette en parlant des colères de Manès : On peut crier autant qu’on veut, on a la voix qu’on a !

13 ans, 1 mois, 14 jours

Mardi 24 novembre 1936

Notre voix est la musique que fait le vent en traversant notre corps. (Enfin, quand il ne ressort pas par le bas.)

13 ans, 1 mois, 26 jours

Dimanche 6 décembre 1936

J’ai vomi en revenant de Saint-Michel. Rien ne me met plus en colère que vomir. Vomir c’est être retourné comme un sac. On te retourne la peau. Par secousses. En l’arrachant. Tu résistes mais on te retourne. Le dedans dehors. Exactement comme lorsque Violette écorche un lapin. L’autre côté de ta peau. C’est ça, vomir. Ça me fait honte et ça me met dans des fureurs terribles.