Mes vêtements me grattent furieusement autour de la taille. Piqûres d’insectes ? L’aoûtat invisible, l’araignée sournoise, le taon silencieux, la tique embusquée auraient-ils profité de nos ébats herbeux ? Vérification : point de tique mais une ceinture de petits boutons à tête translucide qui, partant de l’aine droite, courent dans mon dos jusqu’au niveau de mon rein droit. Diagnostic : zona. En d’autres termes un virus de la varicelle qui jouait dans mon corps la Belle au bois dormant et que la dépression a réactivé sous forme d’inflammation nerveuse. C’est fréquent, paraît-il. Ça ne se soigne pas. C’est une de ces affections qui se soigneront un jour. D’ici là, il faut attendre que ça passe. Résumons : une épistaxis déclenche une anémie qui provoque une dépression, laquelle réveille un virus qui joue au zona. À quoi dois-je m’attendre, à présent ? Une tuberculose de légende ? Le dévoué cancer ? La lèpre et que mes orteils tombent en poussière ?
43 ans, 10 mois, 7 jours
Jeudi 17 août 1967
Injure de Bruno après un mouvement d’humeur de Lison : « Tu as tes ragnagnas ou quoi ? » Lison, qui peut-être avait ses règles — qu’elle a parfois douloureuses —, reste muette de saisissement. Et Bruno rougit. Un invariant historique, ces plaisanteries des petits mecs sur les règles des filles. Ils flairent là un mystère féminin dont ils sont exclus, l’intrusion d’une complexité qui fonde la femme en mystère… L’injure à la fille devenue femme quand on se sent encore loin d’être soi-même un homme, c’est la vengeance commune des garçons. Mais, la puissance normative produite par la double homonymie du mot « règle » les intimide. Cette sœur que j’affecte de mépriser est détentrice de la règle. Elle possède l’outil de mesure. Elle édicte les règles. Elle règle le cours des astres. Les petits gars voudraient que le mot règle dégoûte, mais ses homonymes en imposent. D’où des substituts plus ou moins dégradants qu’on lui a trouvés au fil des générations : ours, affaires, doches, anglaises, ragnagnas… Toujours phonétiquement, le terme générique « menstrues » évoque, lui, une monstruosité vaguement répugnante, de celles que l’on « montre », en ricanant.
Les menstrues… Est-ce de m’être documenté très tôt sur elles ? Est-ce à cause du silence qui niait leur existence dans mon entourage familial ? Est-ce d’avoir entendu les blagues salaces que faisaient à leur propos mes camarades plus âgés ? Est-ce parce qu’elles ne nous ont jamais gênés, Mona et moi, dans la pratique de l’amour ? Toujours est-il que, loin de m’en faire la représentation satanico-répugnante qui était la norme historique de notre civilisation jusque dans ma jeunesse, j’ai pris les règles en sympathie. Quand j’ai compris que les femmes avaient des règles et à quoi servaient les règles en question, que par ailleurs elles vivaient sensiblement plus âgées que les hommes en dépit de leurs accouchements répétés et des effets épuisants de la domination masculine, bref, quand j’ai fait la somme de ces éléments, j’ai attribué aux menstrues la vertu de faire vivre les femmes plus longtemps que les hommes. Superstition que je nourris encore aujourd’hui et qui, que je sache, ne repose sur aucune observation scientifique. C’est que j’ai très tôt assimilé le sang à un carburant. Or, de savoir que chaque mois les filles renouvelaient une partie de ce carburant, purifiant ainsi la totalité de leur réservoir, quand notre sang à nous tourne en vase clos dans un corps qui s’encalmine par conséquent plus vite que le leur (d’où mon épistaxis carabinée), de postuler cela, dis-je, m’a persuadé que les règles étaient la garantie première de la longévité féminine. Croyance dont je n’ai jamais démordu. Je ne doute pas que ce soit une idiotie mais à ce jour je n’ai trouvé personne pour me le prouver. Le monde de mon enfance était un monde de veuves, ce qui allait dans le sens de cette conviction. Celui d’aujourd’hui aussi, si j’en juge par toutes ces vieilles sans vieux. Que je sache, ces veuves n’ont pas toutes assassiné leurs maris, et les guerres, si ravageuses soient-elles, ne suffisent pas à expliquer cette constante de l’humanité : les femmes vivent, en moyenne, plus longtemps que les hommes. Grâce à leurs règles, dis-je.
Je songe à cela chaque fois que je tombe sur des tampons dans un tiroir de la salle de bains ou dans la trousse de toilette de Mona quand nous voyageons. Ce n’est pas que je les considère avec ravissement ou affection, mais ces cartouches d’avenir, sagement alignées dans leur boîte, avec leur petit cordon bickford, me rappellent immanquablement ma conviction : grâce à leurs règles, les femmes vivent plus longtemps que les hommes.
43 ans, 10 mois, 8 jours
Vendredi 18 août 1967
Selon Mona, si je m’accroche à cette croyance, c’est tout bonnement parce que le veuvage ne me tente pas : Tu préfères que ce soit moi qui me lamente sur ta tombe. C’est bien les hommes, ça ! Toujours à maquiller vos trouilles en vertu. Toujours selon Mona, les femmes se sont mises à vivre plus vieilles quand elles ont cessé de mourir en couches, tout simplement. Nous dépasser aujourd’hui en âge n’est qu’une façon de rattraper les millénaires perdus.
44 ans, 5 mois, 1 jour
Lundi 11 mars 1968
Jamais de poignée de main quand nous nous croisons, Decornet et moi, dans les couloirs de la boîte : juste un hochement de tête, bonjour au revoir. Il se débrouille toujours pour avoir les deux mains prises. Dans l’une le parapluie, dans l’autre l’imperméable. Une trousse à outils et un gobelet de café. Une chaise de bureau et un combiné téléphonique. Une machine à écrire et une plante verte.
Le fin mot de l’affaire — je l’ai su aujourd’hui par Sylviane — c’est que Decornet a horreur de serrer des mains. Horreur, en vérité, de tout contact physique. Ce bon géant, sosie de Jacques Tati, vit dans la terreur constante d’attraper quelque chose — un microbe, un virus, une maladie infectieuse. Il se lave les mains vingt à trente fois par jour et ne se sépare jamais d’un petit flacon de désinfectant au cas où, par malheur, de la chair viendrait à toucher sa chair. Il est alors contraint de déployer des ruses de Sioux pour nettoyer la souillure sans être vu. Combien de temps tiendra-t-il dans cette boîte sans sacrifier au rituel shake hands ? Pour ma part, je n’ai jamais connu ce genre de phobie, persuadé depuis toujours que l’ennemi qui me tuera est déjà dans la place. Et c’est avec une certaine curiosité que je me demande par où mon corps va commencer à se déglinguer.
44 ans, 5 mois, 12 jours
Vendredi 22 mars 1968
Sylviane, toujours elle, m’apprend qu’une des sténos de la comptabilité vient de quitter son mari parce que en toutes circonstances il mangeait ses crottes de nez. Même à table. Un psychiatre ferait ses choux gras de cette persistance d’enfance. Et de cette épouse qui demande le divorce pour une raison aussi manifestement détournée.
44 ans, 6 mois
Mercredi 10 avril 1968
Découvert sur l’intérieur de mon avant-bras droit, là où la peau est la plus tendre, trois taches millimétriques d’un rouge très vif, qui dessinent très exactement la constellation du Triangle d’Été. Et qui m’ont rappelé mes jeux amoureux avec cette jolie fille, cadeau d’anniversaire de mes vingt-trois ans, Suzanne, ma Québécoise. Qu’est-elle devenue, Suzanne ? Je n’ai pu m’empêcher de réunir, au stylo bille, ces trois points rouges.