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13 ans, 3 mois, 26 jours

Vendredi 5 février 1937

M’envisagez-vous comme un imbécile pour souligner phonétiquement les mots clefs de vos raisonnements ? me demande Monsieur Lhuillier devant la classe. Il l’a fait en m’imitant, ce qui, bien sûr, a fait rire tout le monde. Pensez-vous que votre professeur d’histoire vous ait attendu pour juger que la révocation de l’édit de Nantes était une erreur onéreuse ? Par ailleurs, n’estimez-vous pas qu’erreur onéreuse est un peu sophistiqué pour un garçon de votre âge ? Ne seriez-vous pas un rien snob, mon ami ? Je vous invite à plus de simplicité et à ne pas trop nous écraser de votre science.

J’ai ressenti une immense tristesse à voir papa ainsi moqué à cause de mes italiques. (Mes italiques ce sont les siennes, c’était donc de lui qu’ils se moquaient.) J’aurais voulu répondre à Lhuillier en imitant sa voix aigrelette mais le rouge m’est venu aux joues, j’ai retenu mon souffle pour empêcher les larmes et je n’ai rien répondu. À la sonnerie, panique. Sortir de la classe et les retrouver tous dehors, non ! Rien que l’idée m’a paralysé. Réellement paralysé. Mes jambes ont refusé de me porter. Je suis resté assis. Je n’avais plus de corps. J’étais rentré dans mon armoire ! J’ai fait semblant de chercher dans mon cartable et dans mon pupitre quelque chose que j’aurais perdu. Quelle honte ! C’est la révolte contre cette honte qui m’a finalement donné la force de me lever. Après tout, ils peuvent bien se foutre de moi, aucune importance. Ils peuvent même me battre ou me tuer, je m’en fiche.

Mais non, dehors c’était Violette qui m’attendait. Elle était en courses et en avait profité pour passer me prendre. Toi, mon petit gaillard, tu as eu peur de quelque chose, ça se voit sur ta figure ! Sur ma figure ? Blanche comme un œuf de cane. Pas du tout ! Oh que si ! Nos figures parlent plus longtemps que nous ; regarde Manès, un coup de sang lui dure la journée. Et puis j’entends ton cœur battre. Elle n’entendait rien du tout, mais c’est Violette, elle avait deviné. À la maison, elle m’a fait mon goûter (pain, raisiné, lait glacé). Je lui ai demandé de ne plus venir me chercher à l’école. Tu veux te défendre par toi-même, mon petit gaillard ? C’est de ton âge. N’aie peur de personne, si tu reviens avec des bosses je te soignerai.

13 ans, 3 mois, 27 jours

Samedi 6 février 1937

Quand j’ai fait remarquer à papa que je n’étais plus un bébé et qu’il ne fallait plus qu’il me parle en italiques, il a répondu : Impossible mon garçon, c’est mon côté anglais.

13 ans, 4 mois

Mercredi 10 février 1937

Maman a d’abord cru que je jouais la comédie pour ne pas aller en classe. Mais non, c’était bien une angine rouge. Avec une énorme fièvre les deux premiers jours. Plus de quarante degrés ! L’impression de vivre dans un scaphandre au court-bouillon (dixit Violette). Le docteur craignait une scarlatine. Dix jours de lit. Ça commence par une main qui t’étrangle de l’intérieur et qui t’empêche d’avaler. Même ta salive. Beaucoup trop douloureux ! Or nous produisons sans arrêt de la salive. Combien de litres dans une journée ? Tous ces litres, nous les avalons puisqu’il n’est pas poli de cracher. Saliver, avaler, c’est une fonction du corps aussi automatique que la respiration. Sans elle, on sécherait comme un hareng. Je me demande combien il faudrait de cahiers pour seulement décrire tout ce que notre corps fait sans que nous y pensions jamais. Les fonctions automatiques sont-elles innombrables ? On n’y fait jamais attention mais il faut que l’une d’elles se détraque pour qu’on ne pense plus qu’à elle ! Quand il trouvait que je me plaignais trop, papa me citait toujours la même phrase de Sénèque : Chaque homme croit porter le plus lourd des fardeaux. Eh bien, c’est ce qui se passe quand une de nos fonctions se détraque ! Nous devenons le type le plus malheureux du monde. Pendant tout le début de mon angine je n’étais que ma gorge. L’homme focalise, disait papa, tout vient de là ! Aux yeux des hommes, rien n’existe hors du cadre. Mon garçon, je te conseille de briser le cadre.

13 ans, 4 mois, 6 jours

Mardi 16 février 1937

Pendant la semaine ma chambre a été une infirmerie. Violette faisait bouillir l’eau des gargarismes à la cuisine et les préparait sur la petite table à jeu de papa qu’elle avait dressée près de la fenêtre avec une nappe blanche. La sœur de Saint-Michel lui avait montré comment faire les cataplasmes. Ne lésinez pas sur la graine, ma fille. (Alors que Violette pourrait être sa grand-mère !)

Violette étale le linge sur la nappe, y verse la bouillie à la farine de lin, saupoudre la farine de moutarde, rabat l’un sur l’autre les bords du linge, me colle ça sur le cou et c’est parti pour un quart d’heure de supplice. Ça gratte, ça chauffe, ça brûle, mille aiguilles traversent ta gorge, qui forcément te fait moins mal puisque tu ne penses plus qu’à cette brûlure. Substitution des passions, mon bonhomme, c’est le truc ! (Signé papa.) Pour oublier le mal, aller au pis ! (Signé Violette.) Le pis du pis, ce fut la séance de badigeon par la sœur de Saint-Michel. Elle m’a enfoncé le bâtonnet jusqu’au fond de la gorge et j’ai aussitôt vomi sur son tablier. Je l’ai insultée comme du poisson pourri et elle n’a plus voulu revenir. Toute une histoire avec maman : Tu ne veux pas te soigner ? Tu veux attraper de l’albumine ? Et des rhumatismes ? On peut en mourir, tu sais ! Ça finit par attaquer le cœur ! Quand c’est Violette, le badigeon ne pose aucun problème : Ouvre grand la bouche, mon petit gaillard, continue à respirer sans fermer le clapet du fond. Ne le ferme pas, je te dis ! (Elle veut dire la glotte.) Voilààààààà. Et ne va pas t’évanouir si tu pisses vert, c’est le bleu du badigeon qui fait ça ! Exact : le bleu de méthylène mêlé au jaune de l’urine vous fait pisser vert. Elle a bien fait de me prévenir, c’est exactement le genre de surprise qui me ferait tomber dans les pommes.

13 ans, 4 mois, 7 jours

Mercredi 17 février 1937

Cataplasmes, gargarismes, badigeon, repos, oui, mais le meilleur des remèdes c’est de m’endormir dans l’odeur de Violette. Violette est ma maison. Elle sent la cire, les légumes, le feu de bois, le savon noir, la javel, le vieux vin, le tabac et la pomme. Quand elle me prend sous son châle, j’entre dans ma maison. J’entends bouillonner ses mots au fond de sa poitrine et je m’endors. Au réveil, elle n’est plus là, mais son châle me couvre toujours. C’est pour que tu ne te perdes pas dans tes rêves, mon petit gaillard. Les chiens perdus reviennent toujours au vêtement du chasseur !

13 ans, 4 mois, 8 jours

Jeudi 18 février 1937

Mon corps est aussi le corps de Violette. L’odeur de Violette est comme ma deuxième peau. Mon corps est aussi le corps de papa, le corps de Dodo, le corps de Manès… Notre corps est aussi le corps des autres.