Brusquement… l’héritier du sieur Ribaudet… saisit la lorgnette et regarda à son tour…
Puis, au bout de quelques secondes d’un émouvant silence, il s’écria:
– C’est elle!… Je ne la reconnais pas bien… mais ça ne fait rien… j’en suis sûr… c’est elle… Mon cœur me l’a dit tout de suite.
Et, sans se douter un seul instant qu’il parodiait le chevalier des Grieux dans Manon, il ajouta en se frappant la poitrine:
– Et mon cœur ne se trompe pas!… Ah! Daisy… Daisy! J’arrive à temps pour te sauver!…
Immédiatement… le canot se dirigea vers le point mouvant que l’on distinguait au loin… à la surface des eaux calmées, et qui ne se ridaient plus que de quelques vagues légères… onduleuses, plutôt faites pour favoriser la nageuse que pour gêner ses mouvements.
Peu à peu… le but se précisait…
Cocantin et le môme Réglisse n’avaient été nullement l’objet d’une erreur.
C’était bien Miss Daisy Torp qui… toujours souple… gracieuse, bien que réellement fatiguée, se balançait sur les flots.
En apercevant la barque qui venait à son secours, la jeune femme, redoublant d’efforts, voulut revenir vers elle…
Mais… elle avait trop présumé de ses forces.
Visiblement épuisée elle battit l’air de ses mains… et, au moment où le môme Réglisse lui lançait: «Tenez bon, nous voici», la nageuse disparut sous l’eau… tandis que Cocantin désespéré s’exclamait:
– Trop tard! nous sommes arrivés trop tard! C’est épouvantable! Je ne m’en consolerai jamais… jamais!
Mais à peine avait-il prononcé cette phrase qu’un cri d’espoir et d’allégresse lui succédait.
– Elle… c’est elle. Je la vois. Daisy… ma fiancée! ma femme!
Il venait de voir reparaître tout près de la barque, flottant à portée de sa main, l’opulente chevelure de Miss Daisy.
Brusquement, il avança le bras et empoigna vigoureusement… une touffe de cheveux blonds… tandis que les matelots, se penchant hors de l’embarcation, parvenaient à saisir la jeune femme par un bras.
Daisy était sauvée!
En un clin d’œil elle fut remontée à bord.
Il était temps…
L’audacieuse ondine était privée de tout sentiment.
Tandis que le canot regagnait la terre, Cocantin, aidé du môme Réglisse qui s’y connaissait, se mit à la frictionner avec une ardeur sans pareille, tout en lui murmurant les paroles les plus sincèrement admiratives et les plus doucement affectueuses.
Au bout de quelques minutes, la jolie Américaine revint à elle…
En apercevant Cocantin qui, penché sur elle, guettait avec impatience son premier regard, elle balbutia d’une voix encore éteinte:
– Thank you very much! (Je vous remercie beaucoup)…
Et presque aussitôt elle ajouta:
– Cela va mieux… beaucoup mieux… J’aurais tant voulu rattraper cette femme!
Et elle ajouta:
– Vous pouvez dire à votre ami Judex qu’elle ne viendra plus l’ennuyer… à présent… Je vous le garantis!
Puis… fermant les yeux… Miss Daisy Torp tomba dans une sorte de torpeur, inévitable conséquence de la dépression nerveuse qu’elle subissait à la suite de l’effort surhumain qu’elle venait d’accomplir.
Nous n’attendrons pas que Miss Daisy Torp soit revenue à elle pour narrer à nos lecteurs l’issue du combat terrible qui s’était passé en mer, et dont Diana Monti et la jolie ondine avaient été toutes deux les protagonistes.
L’aventurière avait commencé par se cramponner avec l’énergie du désespoir au cou de la nageuse… cherchant à l’étrangler en un spasme de rage suprême, formidable.
Mais si elle était adroite et robuste, l’Américaine ne lui cédait en rien en vigueur et en agilité.
Vivement elle s’était dégagée…
Comprenant qu’il s’agissait d’un véritable duel à mort, d’une lutte sans merci… les deux adversaires, revenant à la surface, s’étaient empoignées à nouveau en une furieuse étreinte.
Mais, cette fois, Miss Daisy Torp, mieux sur ses gardes et complètement fixée sur les intentions de son ennemie, avait tout de suite pris l’initiative du combat.
Immobilisée… serrée comme dans un étau… incapable de réagir, entièrement dominée, annihilée par la valeureuse Daisy, qui redoublait d’efforts, l’ex-institutrice des Sablons avait promptement senti ses forces s’épuiser… et, tandis qu’un dernier cri de rage infernale s’échappait de ses lèvres, elle avait perdu connaissance, ne laissant plus entre les mains de la nageuse triomphante qu’une sorte de loque humaine que la mer ne demandait qu’à engloutir.
Mais Daisy Torp, toujours intrépide, avait résolu de ramener sa prisonnière à bord de l’Aiglon.
Elle voulait que son succès fût complet, décisif.
Et, tout en soutenant d’un bras, hors de l’eau, la tête de la misérable, elle nagea vers le navire qu’elle apercevait au loin, et qui commençait sa manœuvre de retour. Mais bientôt elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé d’elle.
Contrariée, gênée par les courants qui, sans présenter aucun danger, n’en étaient pas moins une entrave fatigante… en la forçant à chaque instant à modifier sa route et, tout en ralentissant son allure, l’écartaient sensiblement de l’Aiglon, la fiancée de Cocantin comprit bientôt qu’il serait plus que téméraire de persévérer dans son projet… et qu’elle devait assurer, avant tout, son propre salut.
Lâchant Diana Monti, qui n’avait pas repris ses sens et disparut aussitôt sous les flots, elle résolut de retourner seule à bord.
Mais comme elle s’orientait… une exclamation lui échappa.
L’Aiglon, toutes voiles dehors, s’éloignait rapidement vers Sainte-Maxime.
Quant à la barque que Judex avait envoyée au secours de la nageuse, soit qu’elle se fût trompée de route, soit que Daisy, au cours de sa poursuite et de sa lutte, eût été entraînée dans une autre direction, elle avait disparu.
Il ne restait plus à miss Torp, comme dernière ressource, que de gagner la terre à la nage.
En aurait-elle le pouvoir?…
En tout cas, elle allait l’essayer avec l’énergie indomptable qui la caractérisait.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, fort heureusement pour elle, Cocantin était arrivé au moment où, malgré son indomptable courage et ses facultés physiques prodigieuses, elle allait couler à pic…
Et comme, au moment où la barque qui l’avait recueillie entrait dans le port, elle rouvrait les yeux, apercevant le môme Réglisse qui la regardait avec une expression d’admiration profonde et d’irrésistible sympathie, elle demanda d’une voix encore un peu dolente:
– Quel est cet enfant?
– C’est mon fils…, répliqua gravement l’excellent Cocantin en attirant le brave petit contre lui…
– Alors, sourit la gracieuse ondine, ce sera aussi le mien.
– Mince de luxe! s’exclama le môme Réglisse en embrassant la nageuse. Un papa… une maman… tout ça dans la même journée. Il ne me manque plus maintenant que de faire un héritage.