Le maraîcher arriva vers l’aube aux portes de la ville. Après avoir franchi les fortifications, il s’arrêta à proximité d’un marchand de vins où il pénétra aussitôt pour y boire un coup en cassant la croûte.
À peine eut-il disparu, qu’un de ces types de gamins de Paris, nichant on ne sait où et vivant on ne sait de quoi, haut comme une botte, vêtu d’un vieux paletot déchiré, une musette de toile en bandoulière, et coiffé d’un énorme melon gris qui lui entrait jusqu’aux oreilles, s’en vint rôder autour de la charrette. Constatant bientôt que la rue était déserte, brusquement, il s’empara du plus beau chou qui s’offrait à lui, et il se préparait à s’enfuir avec son butin, lorsqu’un cri lui échappa… Un bel enfant blond venait de lui apparaître.
– Mince, alors! s’écria-t-il. On m’avait bien dit que les gosses venaient dans les choux… Mais j’aurais jamais cru ça!
Et tout de suite, d’un air important, il demanda à Jeannot:
– Quèque tu fais-là, le Momignard?
– Je viens voir ma maman…, répliqua aussitôt le petit Jean…
– Dans c’te carriole? reprenait le gosse à la musette.
– Je me suis sauvé cette nuit de la campagne.
– T’as donc pas le moyen de prendre le train?
– Non… et puis mes parents nourriciers, ils ne m’auraient pas laissé m’en aller tout seul à Paris.
– Alors, tu t’es trotté?
– Je m’ennuyais trop sans maman!
– Comment c’est-y que tu t’appelles?
– Jean… et toi?
– Le môme Réglisse.
– Le môme comment?
– Réglisse, quoi! C’est ceux du quartier qui m’ont donné ce nom-là, rapport que je suis noir comme une taupe… Et puis, c’est pas tout ça, mon vieux, s’agit de pas rester là et de te débiner en douce… car si un flic nous voyait là, il serait capable de nous demander not’livret militaire ou not’quittance de loyer! Allez, ouste!
Après avoir aidé Jeannot à descendre de la charrette, le môme Réglisse le prit par la main et l’entraîna rapidement jusqu’au fond d’un terrain vague; et, tout de suite, il lui demanda:
– Où c’est-y qu’elle demeure, ta mère?
– Je ne me rappelle pas… Mais tu sais lire?
– Un p’tit peu… pas beaucoup, et toi?
– Je connais mes lettres.
Et Jeannot sortit de sous son gilet le message de sa mère, qu’il avait gardé précieusement sur lui… Assis côte à côte, penchés vers le papier dont ils tenaient un bout chacun, tous deux se mirent à épeler chaque mot, s’entraidant de leurs mutuelles lumières.
Mon enfant chéri,
J’ai été bien contente d’apprendre que tu étais bien sage. Aussi, pour te récompenser, je viendrai passer mon prochain dimanche avec toi et tes bons parents nourriciers, auxquels tu feras toutes mes amitiés. Voici le nom sous lequel je suis connue, et mon adresse: Madame Jeanne Bertin, chez Mme Chapuis, 10, passage Saint-Ferdinand, Neuilly-sur-Seine.
– Neuilly! Neuilly! répétait le môme Réglisse après un travail de déchiffrage qui n’avait pas duré moins d’une demi-heure. C’est pas la porte en face, mon colon. Ici, on est à la Villette. S ’agit donc de traverser presque tout Paris. As-tu du pognon?
– Du pognon?
– De l’argent, quoi?
Jeannot fouilla dans sa poche et en tira triomphalement une pièce de deux sous.
– C’est pas «besef», constatait le môme Réglisse. Avec ça, pas mèche de se payer le tram, ni même le métro… et encore moins un taxi… Te v’là frais, mon pauv’lapin.
Jeannot, tout désemparé, se mit à pleurer.
– Chiâle pas comme ça mon gosse…, fit son compagnon… C’est moi qui vais te conduire auprès de ta maman.
– Bien vrai? s’écria le bambin.
– T’as une tête qui me revient, affirmait le gavroche… Tu ne fais pas de magnes (manières) et t’as l’air d’un bon fieu… Tu vas voir, on va se débrouiller… Le système D… ça me connaît… On mettra le temps qu’il faudra… Mais t’en fais pas, on y arrivera à Neuilly… et de bonne heure encore… et en carriole, comme des «bourgeois»!
Regardant son nouvel ami qui, grâce à son aplomb et à son bagout, lui inspirait la plus entière confiance, Jeannot demanda:
– Mais tes parents à toi… qu’est-ce qu’ils vont dire?
– Mes parents?… D’abord, j’en ai pas… j’en ai jamais eu… Je suis «empoyé» chez des zoniers… qui demeurent près des fortifs et qui m’ont ramassé quand j’étais tout petit, même que je m’en rappelle plus.
Et, baissant la voix, il ajouta:
– C’est des feignants qui n’en fichent pas un coup… Moi, dès le matin, faut que je parte au marché… Et quand je ne leur rapporte pas plein mes bras de légumes que j’ai barbotés dans les voitures ou aux étalages… qu’est-ce que je prends pour mon rhume… Et pis, je dégringole en ville, je ramasse des bouts de mégots aux terrasses des cafés… Aussi, depuis des ans que ça dure, je peux tout de même bien de temps en temps prendre un jour de sortie… Allons, viens, mon gosse… As pas peur… le môme Réglisse est un peu là!
Et passant son bras sous celui de son protégé, il ajouta, avec un accent de touchante envie:
– T’en as de la veine, mon gosse, d’avoir une maman!
Quel ne fut pas l’étonnement de Mme Chapuis en voyant un gamin presque en guenilles auquel donnait la main un petit bonhomme vêtu en paysan, sonner à sa porte vers six heures du soir et lui demander sur un ton plein de politesse comique:
– S’cusez-moi, madame, c’est bien vous, la pension de famille?
– Oui, mon enfant. Qu’est-ce que vous désirez?
– Mâme Bertin, si ou plaît? J’y amène son gosse.
– Comment! c’est le petit Jean?
– Oui, madame, répliquait le fils de Jacqueline qui, bien que fatigué par son escapade, gardait un petit air crâne qu’il avait pris au contact de son intrépide compagnon.
Et tout de suite, le môme Réglisse ajouta:
– Il s’embêtait de ne pas voir sa mère, c’pauv’lapin… Ça se comprend… Alors, il a pris le train des maraîchers – la voiture à choux, quoi! Je l’ai rencontré ce matin à la barrière, même qu’il ne savait plus où aller… Alors, on s’est débrouillé. On en a mis… C’est rien loin, chez vous. Pas commode à dégotter, votre boîte, même que si on n’avait pas trouvé en route une auto-taxi qui chargeait pour Neuilly… on ne serait arrivé que demain… Mais moi, mariolle… j’ai fait grimper mon copain sur un ressort, je me suis installé sur l’autre, et nous voilà!
– C’est très vilain, de se sauver comme ça, reprenait Mme Chapuis… Votre maman mon petit Jean, va vous gronder…