– Vous vous trompez, Kerjean, je vous connais; et c’est parce que je vous connais que je veux vous emmener avec moi.
Kerjean qui, à ces mots, avait redressé la tête, demeura un instant silencieux, immobile, soutenant avec force le regard de Roger.
Puis, d’un ton résolu, il répliqua:
– C’est entendu, monsieur. Je vous suis!
Après avoir pris congé du Dr Gortais, le frère de Judex et son protégé quittèrent la clinique et montèrent dans une rapide et puissante automobile qui les emmena directement au Château-Rouge.
En route, Roger avait prévenu Kerjean:
– Vous allez voir des choses qui vont vous surprendre et vous réjouir… Pour l’instant je ne puis vous en dire davantage. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous…
Le chemineau, de plus en plus intrigué, suivit docilement Roger…
Celui-ci, après l’avoir fait monter aux ruines, le conduisit à travers le dédale de couloirs et de souterrains au milieu desquels il était impossible de se reconnaître et l’introduisit auprès de son frère qui travaillait dans son laboratoire.
À la vue de Kerjean, Judex se leva, superbe, imposant, plus énigmatique que jamais dans son dolman de velours noir… qui faisait ressortir l’élégance de sa stature, en même temps que l’étrange beauté de son visage.
– Kerjean…, attaqua-t-il, en dehors de mon frère et de moi… vous êtes le seul être vivant qui ait pénétré librement dans cette salle. Ainsi que mon frère a dû vous le dire, j’ai résolu de faire votre bonheur.
– Le bonheur…, croyez-vous que cela me soit encore possible? fit l’ancien bagnard.
– Je veux tout mettre en œuvre pour vous l’assurer…
– Qui vous dit que je l’aie mérité?
– J’en suis sûr, parce que vous avez souffert, parce que vous souffrez.
– Vous savez donc?
– Je sais que vous êtes une victime du banquier Favraux et cela me suffit.
– Vous le haïssez donc?
– Plus que vous ne pouvez le haïr vous-même.
Alors Kerjean s’écria en un rugissement de rage:
– Pourquoi ne puis-je plus me venger de lui? Pourquoi faut-il que la mort me l’ait volé?
– Favraux n’est pas mort! laissa échapper solennellement Judex.
– Favraux n’est pas mort? répétait Kerjean avec un accent de doute. Pourtant, monsieur, j’ai lu dans un journal qu’il avait succombé subitement au milieu d’un grand dîner.
– Et moi je vous dis que Favraux est vivant!… fit Judex d’une voix éclatante…
Et, saisissant Kerjean par le bras, il l’amena jusqu’au miroir métallique qui donnait dans la cellule du banquier, et que Roger fit lentement manœuvrer.
À la vue de son ennemi, gisant, en costume de prisonnier sur les dalles d’une cellule et prostré dans le désespoir d’une morne épouvante, le vieux Kerjean s’écria, les poings crispés, le sang aux tempes, saisi à la fois d’une joie et d’une fureur indicibles:
– C’est lui! je le reconnais… C’est bien lui!… le bandit!… le monstre!… Il est vivant… vivant… vivant!
Tandis que Roger remettait le miroir en place, Kerjean se tourna vers Judex, qui, superbe de dignité imposante et de calme vengeur… les bras croisés… attendait.
Et le vieux meunier des Sablons, dominé lui aussi par la majesté émanant du mystérieux personnage qui le considérait avec une expression d’indicible bonté, s’écria:
– Qui donc êtes-vous?…
Judex répondit:
– Ce que vous allez être vous-même, Kerjean… Je suis un justicier!
II FACE À FACE
Peu à peu, au cri strident qu’avait poussé Kerjean en l’apercevant dans le miroir métallique, Favraux était sorti de l’état de prostration dans lequel, depuis de longues heures, il était plongé.
En même temps que la pensée lui revenait, il se rendait compte à nouveau de toute l’horreur de sa situation…
Cette cellule… ce costume de détenu, cette porte massive et si solidement verrouillée, ce mur sur lequel il avait lu en lettres de feu sa condamnation à la réclusion perpétuelle, et surtout ce miroir… lancinant, implacable… telle était désormais la destinée qu’il lui fallait subir!…
Or, le banquier ne se faisait aucune illusion… Judex tiendrait parole… Il ne pardonnerait pas… Il ne pardonnerait jamais… Le châtiment ne finirait qu’avec le condamné!
Le misérable, qui se sentait encore capable de vivre plusieurs années entre les quatre murs de cette geôle transformée pour lui en instrument de torture morale véritablement effroyable, se rappelait l’histoire de ces prisonniers d’État qui, enfermés depuis leur jeunesse dans les cachots de la Bastille, de Pignerol ou de Sainte-Marguerite, en étaient sortis ou y étaient morts avec des cheveux blancs.
Il se rappelait un livre qu’il avait lu récemment et où étaient retracés, avec une abondance de détails vraiment terrifiants, les supplices de ces condamnés à la détention perpétuelle dans les pays où la peine de mort est abolie…
Avec l’auteur de cette étude, il avait conclu: mieux vaut cent fois la mort qu’une pareille existence.
Cependant, un dernier espoir subsistait en lui, espoir horrible, qui lui était inspiré par son ardent amour de la vie et par la crainte instinctive d’un au-delà auquel son orgueil et son manque de scrupules lui avaient jusqu’alors interdit de songer…
Lorsque vaincu, anéanti, Favraux était resté plongé dans une sorte d’agonie morale dont il venait seulement de s’évader, son cerveau n’était pas demeuré inactif.
Le banquier, au contraire, pour la première fois de sa vie, s’était livré à un véritable examen de conscience.
La liste de ses crimes s’était dressée à ses yeux… et lui qui, jusqu’à ce jour, avait marché sur les ruines et sur les cadavres amoncelés par lui avec le plus cruel sang-froid, la plus odieuse indifférence, en avait frémi à un tel point qu’en présence de ces larmes, de ce sang, de ces douleurs, de ces misères dont la responsabilité retombait sur lui, il se demandait, lui l’incrédule, le matérialiste, si au-dessus de la justice des hommes il n’existait pas aussi la justice de Dieu.
Toutes ces pensées l’avaient plongé dans un émoi indescriptible et n’osant se tuer… il en était arrivé à formuler ce vœu effroyable:
– Si je pouvais devenir fou!
Cet état de démence, il l’avait appelé de toute l’avidité de son désir d’oublier…, quand bien même tout eût sombré en lui, dans la dégradation de son intellectualité et de son être physique.
Mais bientôt Favraux s’était dit:
– Je n’aurai même pas cette consolation. J’ai le cerveau trop solide pour qu’il s’y produise jamais une lésion libératrice… Je suis rivé à ma douleur par une chaîne que seul le temps peut user. Combien cela durera-t-il?… Dix ans, quinze ans… vingt ans!… Le sais-je? Eh bien, non, non, cela ne sera pas! Quand bien même il y aurait un autre monde, et dans ce monde d’autres juges, il n’est pas possible qu’on m’y fasse souffrir davantage… Et puis… pourquoi une pareille pensée? C’est bon pour les faibles d’esprit. Mais moi qui n’ai jamais cru à rien, moi qui, à quinze ans, faisais déjà fi de toutes ces croyances dont on avait entouré ma jeunesse, pourquoi en ce moment m’attarderais-je à un retour stupide vers des idées qu’avant d’être homme j’avais déjà reniées? Non, après nous il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de juges, il n’y a pas d’enfer! Il n’y a rien. C’est la fin de tout, dans le sommeil éternel… l’oubli dans le néant… Mieux vaut donc mourir!