Longtemps Favraux chercha le moyen avec lequel il en finirait avec l’existence.
Se laisser périr de faim? Il ne fallait pas y songer.
Ses geôliers lui feraient, au besoin, prendre des aliments de force.
S’étrangler avec un morceau d’étoffe arraché à ses vêtements?
Cela nécessiterait de longs préparatifs que le miroir métallique ne manquerait de révéler à ceux qui le guettaient…
Favraux allait recourir au seul moyen qu’il possédait d’en finir vite et une bonne fois pour toutes, c’est-à-dire se briser le crâne contre le mur de sa cellule… Déjà ramassé sur lui-même, rassemblant toutes ses forces, il se préparait à se précipiter la tête en avant, en un bond férocement énergique contre le granit plusieurs fois séculaire de son cachot, lorsqu’un rugissement lui échappa:
– Oui, ce sera plus sûr! grinça-t-il. Même s’ils me voient j’aurai le temps de me tuer, avant qu’ils n’arrivent!
Lentement, il se releva et s’en fut s’asseoir sur sa couchette en planches.
Puis au bout d’un quart d’heure de réflexion qui n’avaient fait que renforcer davantage sa résolution, il se leva… se promena un instant de long en large… comme il en avait parfois l’habitude; puis, tout à coup, en un mouvement rapide, il se dressa sur la pointe des pieds… et, levant le bras vers le plafond, il s’empara d’une tulipe de verre, qui servait d’abat-jour à l’ampoule électrique éclairant sa cellule, et, la brisant contre la table, il essaya, avec un morceau, de se couper la gorge.
Il n’en eut pas le temps.
Brusquement la porte s’était ouverte, livrant passage à Pierre Kerjean qui, se précipitant sur le banquier, l’immobilisa aussitôt en une vigoureuse étreinte… en disant:
– Me reconnais-tu?
– Kerjean!… s’écria Favraux au comble de l’épouvante.
– Oui, c’est moi…, reprenait l’ancien meunier des Sablons.
Et superbe de colère hautaine, écrasant le marchand d’or sous son regard de mépris et de haine, Kerjean poursuivit:
– Je t’avais bien dit que Dieu te punirait, misérable! Enfin, tu as donc rencontré sur ta route un homme plus fort que toi, et qui a vengé toutes tes victimes! Ton règne est fini, banquier Favraux, celui de la justice est arrivé… et pour toi vont commencer les minutes longues comme des jours, les jours pesants des années, les années interminables comme des siècles. Le remords commence-t-il à t’empoigner?
«Non; car tu es incapable d’un tel sentiment.
«Ce que tu regrettes, ce ne sont pas les bonheurs que tu as flétris, les infortunes que tu as causées…, les drames dont tu as été l’instigateur, les foyers que tu as détruits, les morts que tu as cloués dans leurs cercueils, la corruption que tu as semée sur ton passage!… Qu’est-ce que cela peut te faire que ta fille – une noble et vaillante créature, qui, après s’être volontairement ruinée de dégoût et de honte, abandonnée par le fiancé que tu lui avais choisi, et qui n’en voulait qu’à son argent – en soit réduite à gagner péniblement sa vie et celle de son enfant, ton petit-fils, au milieu de toutes les embûches et de toutes les difficultés qui menacent une jeune femme belle, honnête, et jetée seule sur le pavé de Paris?… Oui, tout cela t’est bien égal… Toi, toi seul, tu comptes à tes yeux, misérable!…
– Je compte si peu pour moi…, ripostait Favraux, que je voudrais mourir.
– Comme un lâche!… Pour fuir le châtiment… pour t’évader de ta douleur.
Kerjean, redressant encore sa haute taille, apostrophait le banquier:
– Moi aussi, j’ai été arraché à ce qui faisait mon bonheur à moi… c’est-à-dire à ma femme, à mon enfant… à ce vieux moulin, à ce coin de terre, à ce bord de rivière que je chérissais et que tu avais réussi à me dérober… Moi aussi j’ai été en prison… Mais moi je n’ai pas voulu mourir… non pas dans l’espoir de reconquérir ma liberté…, car, jamais, je le jure, je n’aurais cru que je pourrais supporter ces vingt années de bagne auxquelles j’avais été condamné… mais parce que j’avais compris la nécessité d’expier, non seulement pour les autres, mais pour moi-même…
«J’ai donc vécu dans le repentir de la faute commise… et quand, peu à peu, j’ai reconquis le sommeil que j’avais perdu…, pas un soir, tu m’entends, je ne me suis endormi sans avoir demandé pardon à Dieu et aux hommes!
«Aussi, lorsque j’ai été libéré… je me suis cru le droit de regarder le monde en face…, je me suis considéré comme purifié de mon crime…, j’étais redevenu un honnête homme!…
«Eh bien, pourquoi… seul en face de toi… dans l’isolement de cette cellule, à l’abri des tentations, délivré des appétits qui t’ont perdu, ne cherches-tu pas à te refaire une âme?… Oui pourquoi ne t’efforces-tu pas, en revenant à un sentiment meilleur, de ramener en ton cœur ulcéré un peu de repos et de bonté?
– C’est que toi tu avais l’espoir, la certitude d’être libre un jour, s’écria Favraux d’un accent désespéré. Tandis que moi!… Non, non, tu ne peux pas comparer tes souffrances aux miennes!
– Pas plus que tu ne peux comparer tes crimes à ma faute.
– Puisque je te supplie de me laisser mourir!
– Puisque nous ne voulons pas…
– Pitié!
Alors, Kerjean, superbe de colère légitime, reprit d’une voix éclatante:
– Est-ce que tu as eu pitié de moi, quand sciemment, et uniquement afin de t’emparer plus facilement des biens que je ne voulais pas te céder, tu as profité de mon ignorance pour m’entraîner dans des spéculations malhonnêtes?…
«Est-ce que tu as eu pitié de moi, lorsque toi, qui, d’un seul mot pouvais me faire absoudre par les juges, tu es venu m’accabler devant le tribunal, transformant le demi-faussaire que j’étais en un criminel de la plus vile espèce?
«Est-ce que tu as eu pitié de moi, quand je suis venu te supplier de m’aider à retrouver mon fils?
«Non!… alors pourquoi voudrais-tu que je pardonne… Car te laisser mourir, ce serait te pardonner. Tu vivras, banquier Favraux…; tu vivras…, misérable…, sous ma garde, encore… Judex a fait de moi ton geôlier… et tant que Kerjean sera là… jamais tu ne t’évaderas, ni dans la vie… ni dans la mort!
À ces mots, proférés d’une voix terrible, le banquier, comprenant que désormais il ne pourrait plus échapper à son supplice, s’effondra sur les dalles de sa cellule.
III LE CERCUEIL VIDE
Aussitôt après leur mésaventure de la villa Brossard, Diana et Moralès, désireux de mettre une certaine distance entre eux et la meute de Judex, avaient regagné Paris… dans un état de rage indescriptible… Somme toute, leur expédition était manquée…
Les cinq mille francs qu’ils avaient touchés d’avance du marquis de Birargues allaient à peine suffire à payer les dettes criardes de Moralès.
– Qu’allons-nous faire? demandait anxieusement le rasta à sa maîtresse qui, songeuse, s’était étendue sur un divan, et suivait d’un œil vague les volutes bleutées de la fumée de sa cigarette. Nous voilà dans de jolis draps! Qu’est-ce qui nous dit, à présent, que les Birargues ne vont pas porter une plainte contre nous?… Nous vois-tu dénoncés, arrêtés… envoyés en prison?… Moi surtout, avec ce que tu sais, je ne m’en tirerais pas à moins de dix ans, et peut-être davantage. Écoute-moi, Diana… Le moment n’est pas venu de rêver, mais d’agir… Je crois donc qu’il serait prudent, et même indispensable de mettre la frontière entre la police et nous… Profitons de ce que nous avons un peu d’argent pour filer sans bruit et sans retard. Préparons nos malles et, ce soir, nous filons… L’Espagne, l’Italie, le Maroc, l’Amérique, je m’en moque, pourvu que je sois avec toi.