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– Quelle est cette malheureuse? fit-il en s’approchant de Jacqueline.

– C’est la fille du banquier Favraut, révéla aussitôt Moralès.

– La fille du banquier Favraut! répéta l’ancien meunier… la fille de…

Mais tout à coup, il se tait… En même temps qu’une vive stupeur se lit dans ses yeux, une expression étrange se reflète sur tout son visage.

Kerjean vient de reconnaître dans la jeune femme étendue sur le banc… l’inconnue dont il a trouvé le portrait, caché dans un volume sur le bureau de Judex.

Alors, dissimulant son trouble, il revient vers son fils… et plongeant son regard dans le sien, il lui dit:

– Robert… tu ne m’as pas menti?

– Non, père, je vous ai dit la vérité!…

«J’ai commis des actes coupables… Oui, je l’avoue, j’ai fait de bien vilaines choses… Mais, si je suis devenu un malhonnête homme… c’est surtout parce que j’ai été entraîné par cette femme qui est là… derrière cette cloison… et qui certainement nous écoute.

«Oui, je ne crains pas de le crier… très haut… devant elle… C’est elle qui a été mon mauvais génie… C’est elle qui m’a entraîné sur la pente fatale… C’est elle qui, abusant de la passion qu’elle m’avait inspirée… a fait de moi l’être méprisable et dégradé que je suis.

«Mais, père, je ne saurais trop vous l’affirmer de toutes mes forces… je me suis ressaisi à temps… Oui, au moment où, mettant le comble à son infamie, elle a voulu placer dans ma main le couteau d’un assassin… oh! alors… j’ai vu clair en moi-même, j’ai compris… je me suis révolté… Ce couteau, je n’ai plus songé qu’à le lui arracher pour le lui enfoncer dans le cœur… et si vous n’étiez pas entré… je la tuais… je la tuais… sans pitié… Ensuite, j’aurais été me livrer à la justice… qui aurait fait de moi ce qu’elle aurait voulu. Mais au moins j’aurais eu la consolation de penser que je n’étais pas tout à fait infâme!

Comme un ricanement diabolique arrivait du grenier, Moralès fou de rage autant qu’exaspéré de colère, s’écria:

– Ah! mon père, laissez-moi en finir avec cette gueuse, laissez-moi écraser cette vipère…

– Non, reste là!… ordonnait le vieux Kerjean avec autorité. Tu n’as pas le droit, toi, d’être un justicier. C’est une besogne qui n’appartient qu’à ceux qui en sont vraiment dignes. Écoute-moi… Ce que je vais te dire est très grave… De ta réponse dépendent toute ta vie et la mienne.

– Parlez, mon père, répliquait Robert avec la plus respectueuse soumission.

– Es-tu vraiment bien décidé à ne plus revoir cette femme?

– Jamais!

– Es-tu prêt à redevenir un honnête homme?

– Je vous le jure!

Le vieux Kerjean considéra un instant son fils avec une fixité puissante, comme s’il voulait pénétrer jusqu’au plus profond de son cœur.

– Je te crois…, fit-il au bout d’un instant.

Et désignant Jacqueline à Moralès, il fit:

– Je te confie cette malheureuse… Tu m’en réponds comme de toi-même?

– Oui, père!

– Je m’en vais prévenir celui qui seul, à mes yeux, représente la justice.

– Père! s’écria Robert… dont le visage s’était baigné de larmes… Père, qu’allez-vous faire de moi?

Et Kerjean ouvrant ses bras à son fils, en un geste large, spontané, superbe, s’écria:

– Ma pauvre femme, si tu nous vois de là-haut… pardonne-moi comme je lui pardonne!

V LE JUSTICIER PEUT VENIR

Quelques instants après que l’ancien meunier des Sablons eut disparu, laissant son fils sous l’une des impressions les plus formidables qui puissent bouleverser un être humain, un léger coup, frappé contre la porte du grenier, fit tressaillir Robert Kerjean.

En même temps, une voix qui cherchait à se faire très persuasive et très tendre, s’élevait, disant:

– Mon petit Mora, je ne t’en veux pas d’avoir été aussi brutal envers moi… ni même de ce que tu as dit tout à l’heure à ton père. Car, j’ai tout entendu.

– Eh bien? répliquait durement Moralès, qui, les bras croisés sur la poitrine, écoutait, d’un air farouche, implacable, les paroles de sa maîtresse.

Celle-ci poursuivait, de plus en plus douce, enveloppante:

– Écoute-moi, je t’en prie… Tu sais bien que je t’aime et que c’est ton bonheur autant que le mien que j’ai voulu réaliser.

– Inutile de m’en dire davantage.

– Pourquoi?

– Parce que, maintenant, je vois clair en ton jeu, clair en moi-même. Tu ne m’as jamais aimé.

– Mora…

– Non, tu ne t’es donnée à moi que pour m’imposer ta volonté… afin de te servir de moi pour exécuter les crimes que tu imaginais et pour pouvoir, si nous étions arrêtés, faire tout retomber sur moi.

– Comme tu es injuste!

– En voilà assez!

– Je ne te demande qu’une chose: laisse-moi partir.

– Jamais!…

– Mora!… Mora! suppliait l’aventurière avec des sanglots vrais ou factices… C’est mal, c’est lâche, ce que tu fais là… songe qu’il y a quelques heures à peine, tu me tenais encore dans tes bras… tu te grisais de mes baisers… tu me jurais que tu étais prêt à tout sacrifier, à mourir au besoin pour moi.

– J’étais fou!

– Ouvre-moi… je t’en conjure… Ne me livre pas, toi, mon amant… toi que j’aime.

– Allons donc!

– Oui, que j’aime encore… puisque je suis toujours prête à m’enfuir avec toi… toi, mon amant… Ne me livre pas à ce justicier mystérieux dont nous a menacés ton père!

Et comme Moralès, fort de son repentir récent et décidé à étouffer en lui à tout jamais la passion qui l’avait entraîné si bas, gardait un silence glacial et méprisant, Diana Monti, frappant contre la porte, continuait à implorer:

– Ouvre-moi, je t’en supplie!… Non, ce n’est pas possible que tu me trahisses ainsi… Ces gens sont capables de me tuer… C’est affreux… Puisque je te jure que je ne ferai aucun mal à cette femme… Je n’ai plus qu’un désir: m’en aller… loin, très loin, avec toi… si tu le veux… avec toi seul… Pitié, pour ton amie… pour la femme que tu as adorée… que tu adores encore… car je le sens, je le devine, tu es encore et tu seras toujours à moi… Tu n’oses pas m’ouvrir… parce que tu as peur que je ne te ressaisisse… Tu trembles à la pensée que, devant mes larmes, tu risquerais de t’attendrir et de manquer au serment que vient de t’arracher ton père… Et quand cela serait, mon pauvre Mora?… En me sauvant, ne serait-ce pas te sauver toi-même? En effet, réfléchis… Quelle sera désormais ta vie?

«Tu devras te cacher… t’expatrier, ou tu seras obligé de te livrer toi-même à la justice. Tu veux donc te faire arrêter, passer les plus belles années de ton existence entre les quatre murs d’une prison, ou t’en aller mourir dans quelque colonie malsaine… loin de tout… loin de moi… qui, à mon tour, suis prête à me sacrifier entièrement à ton bonheur? Mora, Mora, non, il n’est pas possible que tu ne m’entendes pas; que tu restes insensible à mes prières. Nous avons quelque argent devant nous… et nous pouvons encore tirer gros parti de la lettre du baron de Birargues… dix, vingt, cinquante mille francs peut-être… Avec cela nous partirons pour l’étranger… Nous sommes intelligents… Nous travaillerons… Tu veux redevenir honnête?… Eh bien, je le veux, moi aussi… car je le reconnais à présent, c’est toi qui as raison…