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Le fait est qu’il y avait de quoi bouleverser un homme qui, trois semaines auparavant, menait une vie des plus joyeuses en même temps que des plus banales, et que rien, d’ailleurs, ne prédisposait au métier de détective.

En effet, jusqu’à l’âge de quarante ans, Cocantin avait vécu d’une rente assez rondelette que lui faisait son oncle, le sieur Ribaudet, fondateur-directeur de l’Agence Céléritas.

Il avait partagé son existence entre deux passions: les femmes et Napoléon.

Il va de soi que la première lui avait coûté infiniment plus cher que la seconde.

L’héritage Ribaudet était venu fort à propos pour le tirer d’embarras. Mais l’oncle ayant exigé par testament que son neveu lui succédât effectivement dans ses fonctions, Prosper Cocantin avait été forcé, presque à son corps défendant, de prendre du jour au lendemain la direction de l’agence.

Et voilà que, pour sa première affaire, il tombait sur le drame le plus déconcertant et le plus redoutable que l’on pût imaginer!

– Si j’allais, se disait-il, raconter tout à la police, à la grande, à la vraie, à la seule qui devrait exister!

Mais, au moment de sortir, il se ravisa.

– Voyez-vous qu’à la Préfecture, on me prenne pour le complice de Judex… ou pour Judex lui-même! Le mieux pour moi est de garder le silence sur cette ténébreuse affaire. C’est dit: je me tairai!

Il crut avoir retrouvé le calme et la paix… Mais pas du tout! Pendant deux jours, il lutta contre la hantise de Judex… Pendant deux nuits, il ne cessa d’être en proie aux cauchemars les plus terrifiants…

Afin d’échapper à cette obsession, Cocantin se préparait à déchirer en tout petits morceaux les deux lettres auxquelles commençait à trouver une sorte de parfum diabolique, lorsqu’il songea:

– Favraux avait une fille… Ai-je le droit de la laisser dans l’ignorance des circonstances si troublantes qui ont précédé la mort de son père?

Fort perplexe – car c’était un très honnête garçon -, il continuait à contempler les deux messages, lorsqu’il releva la tête.

Lentement, son regard se dirigea vers le buste de Napoléon placé sur le haut d’un cartonnier; et le détective malgré lui se demanda:

– Qu’eût-Il fait à ma place?

La réponse ne se fit pas longtemps attendre… Cocantin venait d’avoir l’impression que la voix du maître vibrait à ses oreilles, lui lançant impérieusement cet ordre:

– Préviens la famille!

Le directeur de l’Agence Céléritas n’avait plus qu’à obéir… Quelques heures après, il arrivait au château des Sablons et faisait prier Mme Aubry de bien vouloir lui accorder un entretien confidentiel au sujet d’une affaire très grave et très urgente.

Bien que Jacqueline, qui venait d’assister à l’enterrement de son père, fût toute brisée de chagrin et d’émotion, elle consentit à recevoir le détective qui, après s’être incliné respectueusement devant elle, attaqua:

– Madame, je vous demande pardon de venir vous troubler dans votre peine. Mais, en possession d’un secret de famille qui vous intéresse tout particulièrement, j’ai compris que je n’avais pas le droit de garder le silence.

Puis, avec la plus complète franchise, le successeur de Ribaudet raconta à Mme Aubry la démarche que le banquier avait faite à son agence, ainsi que tous les événements qui l’avaient précédée et suivie.

Et lui remettant les deux lettres de Judex à l’appui de ses dires, il conclut, satisfait de lui et la conscience en repos:

– Maintenant, madame, que j’ai fait tout mon devoir, il ne me reste plus qu’à vous adresser, avec tous mes regrets, l’hommage de mon profond respect.

Jacqueline, qui avait lu les deux messages, s’écria avec l’accent de l’indignation la plus vive:

– Ces lettres sont une infamie et préludent sans doute à quelque chantage!

– Madame…, protesta Cocantin, avec l’accent de la plus vive sincérité, je vous jure que je suis tout à fait incapable…

– Monsieur, interrompit la fille du banquier, je ne vous accuse nullement; je vous remercie, au contraire, de votre si parfaite loyauté. Mais vous comprendrez que je sois bouleversée à la pensée que la mémoire de mon père puisse être un instant suspectée… Aussi, je tiens avant tout à éclaircir cette affaire.

– Vous avez raison, madame.

– Et si j’ai besoin de vos services?…

– Vous pourrez entièrement compter sur moi, promit le directeur de l’Agence Céléritas qui se retira après avoir salué Mme Aubry jusqu’à terre.

Demeurée seule, Jacqueline relut d’abord la première sommation.

Non content de ruiner et de déshonorer les gens, il faut encore que vous les assassiniez. Je vous donne l’ordre, pour expier vos crimes, de verser la moitié de votre fortune à l’Assistance publique. Vous avez jusqu’à demain soir, dix heures, pour vous exécuter.

JUDEX!

Puis, ce fut l’autre, véritable glas d’avertissement suprême:

Si avant dix heures, vous n’avez pas versé à l’Assistance publique la moitié de votre fortune mal acquise, ensuite, il sera trop tard. Vous serez impitoyablement châtié.

JUDEX!

Et la jeune femme, envahie par une terreur indicible, songeait que c’était précisément lorsque dix heures sonnaient à l’horloge de la salle à manger, que le banquier était tombé foudroyé.

– Plus de doute! s’écria-t-elle en un sanglot déchirant… Mon père a été victime d’un complot tramé dans l’ombre. Mon père a été assassiné!

Jacqueline qui, jusqu’à ce jour, n’avait jamais soupçonné l’intégrité du financier, traitant, comme tant d’autres, de mensonges odieux et de calomnies stupides les rares et vagues accusations qu’elle avait entendu çà et là porter contre lui, se demanda, avec un sentiment de sourde terreur si ces rumeurs ne reposaient pas sur un fond de vérité.

Aussitôt, elle se révolta contre elle-même.

– Mon père un voleur, un assassin! Certes, il aimait l’argent… il était âpre au gain, et impitoyable envers ceux qui se jetaient en travers de ses projets. Mais de là à commettre des crimes aussi épouvantables… Non, non, c’est impossible!… Père, père chéri, pardonne-moi d’avoir pu effleurer ta mémoire d’un pareil soupçon!…

Tout en s’efforçant de redevenir maîtresse d’elle-même, Jacqueline sonna un domestique.

– Bontemps, interrogea-t-elle, M. le marquis de la Rochefontaine a-t-il quitté le château?

– Oui, madame. Il est parti pour Paris, en auto, il y a environ un quart d’heure.

– Alors, dites à M. Vallières que je désire lui parler.

Quelques instants après, le secrétaire de Favraux se présentait devant Jacqueline.

Pâle, silencieuse, la fille du banquier le considéra d’un de ces longs et profonds regards qui expriment: «Êtes-vous vraiment un ami?»

L’expression de bonté sincère et même attendrie qui se lisait sur les traits de Vallières la rassura aussitôt; car tout de suite, elle fit sur un ton plein d’énergie: