– Diana!… Diana! s’écria le père de Jacqueline, entièrement dominé par la diabolique ensorceleuse.
Mais il ne put continuer… Brisé par l’émotion, il chancela… puis, s’appuyant au bastingage, il murmura:
– Je me demande si je ne rêve pas… et si je ne vais pas m’éveiller tout à coup dans cet atroce cachot… où j’ai failli devenir fou… Ah! Diana… c’est atroce… atroce!
– Allez vous reposer, mon ami… Dormez tranquillement; votre réveil ne sera troublé par aucune surprise fâcheuse. Loin de là! Vous trouverez votre amie à votre chevet, vous souriant de toute sa pensée affectueuse… de tout son dévouement sans limites.
Et lui montrant les matelots qui, sous la direction du capitaine, commençaient à larguer les voiles… et se livraient à différentes manœuvres annonciatrices d’un prochain départ, elle fit de cette voix enveloppante sous laquelle elle savait si bien dissimuler son insondable perversité:
– Nous allons emmener Judex à quelques milles d’ici… en pleine mer… où nous pourrons, en toute sécurité, régler avec lui définitivement nos comptes. Nous reviendrons ensuite chercher votre fille et votre petit-fils. Allez, mon ami… allez… Puisse cette nuit être la plus douce de votre existence… puisqu’elle sera le prélude du bonheur sans mélange que je vous prépare et que vous aussi vous allez me donner!
De ses lèvres tremblantes, le banquier effleura le front de Diana, qui, doucement, l’emmena jusqu’à sa cabine… en le laissant, sur le seuil, lui prendre encore un hésitant baiser.
Alors… remontant sur le pont, elle murmura, atrocement cynique:
– Allons, tout va bien!… Et nous allons pouvoir travailler tranquilles!
Et, se heurtant à Moralès, qui la guettait caché derrière un tas de caisses vides, elle fit rudement:
– Qu’est-ce que tu fais là, toi?
– J’attendais.
– Quoi?
– Que tu aies fini de roucouler ton duo d’amour avec Favraut.
– Je te dispense de ces plaisanteries stupides… Tu connais le but que nous poursuivons… nous devons l’atteindre par tous les moyens… Par conséquent… tais-toi…
– Je ne dis rien.
– Mais tu n’en penses pas moins!
– Cependant, Diana, je crois que je t’ai bien secondée dans toute cette affaire et que, cette fois-ci, tu n’auras pas de reproches à m’adresser.
– Je reconnais que tu n’as pas été trop mal…, admettait l’aventurière.
– Enfin.
– Pourtant, tout à l’heure, lorsque Judex t’a parlé de ton père… tu as encore pâli… et tu t’es mis à trembler à un tel point que j’ai cru que tu allais flancher encore… Aussi je me demande…
– Quoi?…
– Rien!
– Dis, au contraire.
– Eh bien, je me demande si tout à l’heure tu auras le courage de balancer par-dessus bord ce Judex exécré.
– Judex l’a dit, Diana… tu me conduiras…
– À l’échafaud!…
– Non, en enfer.
– Pas de grands mots, mon petit Mora… Puis-je compter sur toi?
– Tu le sais bien.
– Alors, je t’aime!
Un baiser infâme scella ce pacte suprême… tandis que l’Aiglon appareillait dans la nuit.
De la terre, divers témoins suivaient, à la clarté de la lune qui s’était assez rapidement dégagée des nuages, les évolutions du navire qui commençait à s’éloigner lentement.
C’était d’abord Cocantin, qui, demeuré sur la jetée, avait vu Miss Daisy Torp exécuter son plongeon magistral, et s’éloigner ensuite, nageuse intrépide, dans la direction du brick-goélette.
Jamais, comme en ce moment, Cocantin n’avait regretté de ne pas savoir nager.
Et, songeant aux joies qu’il eût éprouvées en accompagnant sa bien-aimée dans son raid nautique, et en partageant les dangers que la jolie Américaine n’allait pas manquer de courir, il se lamentait:
– Décidément… c’est idiot… À quoi pensent les parents de ne pas apprendre à nager à leurs enfants! On ne devrait accorder aucun diplôme à quiconque ne sait pas nager. On devrait rayer des listes électorales quiconque ne sait pas nager. On devrait faire payer un impôt de cinq cents francs par an à quiconque ne sait pas nager.
Et Cocantin, se montant, ne cessait de répéter, en brandissant avec désespoir le chapeau, le manteau et les souliers de miss Daisy:
– Ne sait pas nager!… Ne sait pas nager!
Et, tout à coup, une question se posa à son esprit bouleversé:
– Et l’empereur… lui, savait-il nager?
Tout de suite il se répondit à lui-même:
– Je ne crois pas… sans cela, avec son courage et son audace, il eût certainement essayé de s’évader de Sainte-Hélène. S’il ne l’a pas fait… c’est qu’il ne le pouvait pas.
Et quelque peu réconforté par cet illustre exemple, il se prit à murmurer d’un air mi-chagrin, mi-résigné:
– C’est égal, je ne me doutais pas que mon rendez-vous d’amour tomberait ainsi dans l’eau.
Et là-bas… à une fenêtre du premier étage de la villa de Trémeuse, deux femmes, elles aussi, regardaient ce navire qui commençait à évoluer dans la baie.
C’étaient Jacqueline et Mme de Trémeuse.
Toutes deux, en constatant que Jacques ne revenait pas, se sentaient envahies par une mortelle inquiétude.
Elles n’osaient échanger leurs impressions… tant elles craignaient de s’effrayer l’une l’autre.
Mais la même pensée angoissante les étreignait.
– Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur!
C’est que, de l’observatoire où elles étaient placées… à l’aide d’une puissante jumelle, elles avaient pu remarquer, autour de ce navire ancré dans la baie, les allées et venues du canot…
À un moment même, lorsque la lune était sortie des nuages, Jacqueline eut l’impression qu’elle apercevait, comme en un sillage argenté, la silhouette si caractéristique de Judex.
Elle ne put retenir un cri étouffé.
– Il me semble que je l’aperçois…, fit-elle.
– Mon fils?
– Oui… monsieur Jacques.
– Où donc?
– Dans une barque qui s’approche du bateau. Peut-être les misérables qui ont enlevé mon père l’ont-ils emporté là… et M. Jacques s’en va le chercher.
Vite Mme de Trémeuse s’empara à son tour de la lorgnette.
Mais l’embarcation avait disparu… contournant le brick-goélette.
– Je ne vois rien…, déclara-t-elle.
– Sans doute me serai-je trompée…, murmura la fille du banquier.
Mais lorsque l’Aiglon largua ses voiles et qu’elle le vit lentement, majestueusement prendre le large, Jacqueline qui venait d’avoir une intuition si exacte de la vérité, sentit son cœur se serrer encore davantage.