– Que veux-tu dire?
– J’ai eu sous les yeux les preuves impitoyables… hélas! des moyens que vous avez employés pour vous enrichir… Je suis au courant de tout… Épargnez-moi des précisions qui vous seraient aussi pénibles qu’à moi-même.
Et comme Favraut avait un geste d’impatience voisin de la colère, Jacqueline, toujours divinement douce et miséricordieuse, poursuivit:
– Je sais… j’ai vu… j’ai eu sous les yeux les documents révélateurs…
– Et qui t’a dit? interrogeait le marchand d’or, haletant d’émotion.
– Vallières.
– C’était donc ce traître!
– Il s’appelait Jacques de Trémeuse.
– Comment… c’était lui… lui! s’écria le père de Jacqueline. Ah! maintenant, je comprends comment il a pu si facilement exercer sa vengeance. Ah! il est très fort… M. Jacques de Trémeuse… oui, très fort, beaucoup plus fort que moi.
Et, s’exaltant jusqu’à la plus inconsciente des incohérences, il s’écria:
– Et si, à mon tour, je lui déclarais la guerre?… Si, à mon tour, je me décidais à prendre sur lui la revanche à laquelle j’ai droit?… Dans quelques jours j’aurai reconquis ma puissance… Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je le broierai comme j’en ai broyé tant d’autres… Mais moi je ne serai pas aussi faible, je ne serai pas aussi stupide que lui… Je ne me laisserai pas désarmer, ni attendrir, dans le duel à mort qui va s’engager entre nous deux… Et, s’il a eu pitié de moi, je te jure que moi je n’aurai pas pitié de lui!
– Père! s’écria la jeune femme, incapable de se maîtriser davantage… Père, vous oubliez donc qui a commencé?
– Ah! il t’a dit aussi?…
– Oui, et voilà pourquoi je vous adjure d’oublier son acte de vengeance, pour ne plus vous souvenir jamais que de son geste de pardon.
– Tu ignores donc ce que j’ai souffert?
– Et lui… et cette pauvre femme qu’a été Mme de Trémeuse…
– Voilà que tu les défends!
– Je vous l’ai dit, mon père: je sais!… et si je déplore de toutes les forces de mon être les haines effroyables qui vous jettent ainsi les uns contre les autres… je ne puis cependant, malgré les liens du sang et l’affection qui m’unissent à vous, je ne puis cependant oublier que c’est vous qui les avez provoquées!
– Voilà que tu prends parti contre moi!
– Je cherche avant tout à vous défendre contre vous-même.
– Pour se disculper à tes yeux… Judex, se voyant découvert, a inventé sans doute quelque histoire imbécile!
– Nierez-vous qu’après avoir voulu déshonorer sa mère… vous avez amené son père au suicide?
– Mensonge!
– Vous ne voudriez cependant pas, mon père, me placer dans la cruelle nécessité de provoquer un débat d’où, c’est affreux à dire, vous ne pourriez pas sortir victorieux?
– Jacqueline!
– Calmez-vous… Redevenez comme vous étiez tout à l’heure… très doux… très bon.
– Tais-toi!
Et, comme si la folie s’emparait à nouveau de lui, Favraut s’écria d’une voix rauque, les yeux injectés de sang et tout le corps agité d’un tremblement de rage:
– Je veux voir Judex… je veux lui parler… je veux lui crier ma haine… je veux le tuer, oui, le tuer… de mes mains.
Mais Jacqueline se précipitait vers son père en criant:
– Vous voulez donc me faire mourir?
Ce cri déchirant parti du fond du cœur de l’héroïque jeune femme parut produire sur le banquier une impression aussi profonde qu’instantanée.
Il s’arrêta tout interdit, regardant sa fille avec une expression encore égarée, mais d’où toute fureur était cependant absente… et il bégaya:
– Toi mourir… non, non, je ne veux pas!…
Et, se laissant tomber sur un fauteuil, il s’écria en comprimant son front entre ses mains:
– Je ne sais plus, moi!… je ne sais plus!
Jacqueline l’avait rejoint… Doucement elle s’était assise près de lui… se penchant, toujours tutélaire, et bien décidée à mener jusqu’au bout ce tragique et sublime effort qu’elle avait entrepris pour arracher de l’âme ulcérée du banquier tous les mauvais instincts, tous les pires sentiments qui en avaient fait un criminel… Et doucement, sans violence, rien que par la force de la persuasion et de la tendresse, elle commençait sa tâche… la plus noble des tâches… le salut d’un père par son enfant.
– Écoutez-moi encore, disait-elle… Il n’y aura plus besoin de longues paroles entre nous… Je le vois… je le sens… vous avez commencé à me comprendre, vous allez me comprendre tout à fait. Père, croyez-moi… nous pouvons être si heureux… oh! oui, si heureux… surtout sans cet or maudit… cause de tous vos malheurs… raison de toutes mes larmes. Ma santé s’est rétablie… je vais pouvoir travailler… vous êtes jeune encore… Après quelque temps de repos, je suis sûre que vous éprouverez le besoin de vous remettre vous aussi à l’ouvrage. Nous nous en irons à l’étranger… en Amérique… où je ne doute pas un seul instant que, grâce à vos admirables qualités d’intelligence, d’énergie et de volonté, vous ne parviendrez à vous refaire promptement une fortune sinon aussi considérable que la première, mais tout au moins une situation d’autant plus solide et enviable qu’elle ne devra sa réalisation qu’aux plus honorables moyens.
«Il ne faut pas… oh! non, il ne faut pas que le banquier Favraut revive… Il doit à jamais dormir dans l’éternité où tous le croient à jamais enseveli… C’est un autre homme que vous devez être… c’est un nouveau père que je veux… oui, un père que je puisse chérir et respecter tout à la fois, un père dont j’aie le droit d’être fière, un père pour lequel je n’aurai pas assez d’amour et dont je veux entourer du plus pur des bonheurs les longues années qui lui restent à vivre. Oh! oui, oui, dites-moi vite que vous voulez bien que nous nous aimions ainsi?
À ces mots, le banquier écarta les mains qui lui cachaient le visage.
Jacqueline eut un cri d’allégresse… car instantanément elle comprit qu’elle était victorieuse.
En effet, ce n’était pas seulement tout le remords qui se lisait dans les yeux du marchand d’or… c’était toute la bonté qui s’était répandue sur ses traits… le transformant entièrement en un nouvel homme… en ce nouveau père tant espéré, tant attendu.
Et, dans une longue étreinte, la rédemptrice et le rénové mêlèrent leurs larmes… silencieusement… en une communion intime de leurs âmes à jamais réunies désormais dans le même sentiment du devoir et de l’honneur.
Puis le banquier reprit d’une voix maintenant assurée:
– Ma fille, je n’oublierai jamais ce que tu as été pour moi. Tu as fait mieux que de m’ouvrir les yeux, tu m’as guéri le cœur. Déjà, je m’aperçois combien il va m’être doux et bon d’être ce que tu veux que je sois. J’entrevois des joies nouvelles, inconnues… infiniment supérieures à ces sensations que me donnait ce tourbillon fiévreux incessant, au milieu duquel je m’agitais. Je comprends ce bonheur limpide que je remarquais jadis, avec un sourire méprisant, sur le front des hommes simples… J’aperçois l’inanité des ambitions malsaines… de ces triomphes tapageurs qui vous laissent toujours inassouvi. Je réprouve, je renie, je maudis tout cela… de toute la force de mon être, qui vient de revivre par toi, grâce à toi, à la vraie lumière. Sois bénie, mon enfant. Ne crains plus rien pour moi. J’ai bien saisi toute l’étendue de mon devoir. Réparer le passé… refaire l’avenir… mais dans le droit… dans la justice et dans la bonté…