– Encore… toujours cet homme, scandait la comtesse… dont le visage avait revêtu une expression de haine indicible.
– J’ai donc voulu, avant de câbler et d’écrire, m’entourer de toutes les précautions nécessaires… Car une indiscrétion, et dans ce pays lointain c’est chose courante, eût tout perdu… Ces misérables m’auraient certainement assassiné, afin de bénéficier de ma découverte et de nous la voler. Voilà pourquoi, ignorant les terribles événements qui se déroulaient ici, au lieu d’envoyer à M. de Trémeuse un message qui aurait pu être surpris en route, j’ai trouvé plus prudent et plus sage de venir moi-même lui apporter la nouvelle. Mais, sachez-le, madame, jamais je ne me consolerai de n’être pas arrivé à temps. Ce sera l’éternel chagrin de ma vie!
– Monsieur Bianchini, reprenait Mme de Trémeuse, vous avez agi suivant votre conscience… Je ne saurais vous en vouloir.
Et, tout en étouffant un sanglot, elle ajouta:
– Alors, nous voilà riches?
– À plus de cinquante millions.
– Monsieur…, reprenait Julia Orsini, dont les yeux brillaient d’une ardeur étrange, le dévouement dont vous venez de faire preuve à notre égard vous indique comme notre associé dans cette affaire. Dès demain, j’entends que tout soit régularisé en ce sens… Vous repartirez aussitôt en Afrique avec pleins pouvoirs. Je compte que mes fils auront en vous l’appui dont ils ont besoin.
Bianchini s’inclinait devant la noble femme, en disant:
– Leur fortune est faite… madame… J’en prends devant vous l’engagement solennel.
L’ingénieur n’avait nullement exagéré; sa découverte était vraiment prodigieuse…
Grâce à son intelligence qui était égale à sa loyauté, il sut en tirer promptement un parti encore plus considérable qu’il ne le soupçonnait lui-même… tenant vis-à-vis de la veuve et des fils du comte de Trémeuse bien au-delà de ses promesses.
Alors, en même temps qu’elle se consacrait entièrement à l’éducation de ses fils, la comtesse s’efforça d’intensifier en eux l’idée de vengeance qu’elle avait semée en leurs jeunes cerveaux… et ce fut ainsi qu’elle parvint à faire de Jacques et de Roger non pas seulement deux hommes de premier ordre, mais deux implacables justiciers…
Elle développa avec un art infini les aptitudes particulières de chacun… Jacques, que sa vaste intelligence prédisposait aux études approfondies, devint une sorte de savant, ouvert à toutes les idées modernes les plus hardies en même temps qu’un vrai philosophe dédaigneux de tout ce qui ne l’élevait pas au-dessus des misérables contingences humaines… Roger fut au contraire le type accompli du sportif infatigable, du plein-airiste intrépide, utilisant les merveilleuses qualités physiques dont il était doué…
Jacques fut la tête… Roger le bras… Tous deux s’adoraient… Unis par le même serment, ils eussent considéré le moindre différend entre eux comme un véritable sacrilège… D’ailleurs, ils s’étaient si bien assimilé la volonté de leur mère, qu’ils ne formaient plus avec elle qu’une véritable trinité de la vengeance unie en une seule pensée et ne vivant plus que par un même cœur… Parfois la comtesse sut modérer leur impatience. Elle voulait en effet frapper à coup sûr… Non seulement, il ne fallait pas que Favraut échappât au châtiment qu’elle lui réservait, mais elle tenait essentiellement que la peine fût aussi terrible que le crime avait été infâme…
Jacques et Roger qui avaient pour leur mère une vénération toute proche du fanatisme se laissèrent guider comme ils s’étaient laissé convaincre. Et lorsque la comtesse jugea que ses fils étaient suffisamment préparés et armés pour la lutte, après avoir dit à Roger: «Tu obéiras à ton frère comme ton frère m’obéira à moi-même»… du fond de son austère résidence, elle donna le signal des hostilités.
Pour la première fois depuis la mort tragique de son mari, elle eut un tressaillement de joie quand elle reçut de Jacques cette première lettre:
Chère maman,
Désormais, je m’appelle Vallières, je suis vieux, voûté, blanchi… Je rentre comme secrétaire chez Favraut… Nous serons vengés!
JACQUES.
Au bout d’un an seulement, elle recevait ce billet, encore plus bref que le précédent:
Le moment que j’attends depuis des années va venir… Favraut sera frappé le soir des fiançailles de sa fille.
Et enfin ce télégramme, si terrible dans son laconisme voulu:
C’est fait!
Alors Mme de Trémeuse s’était levée… et, les mains jointes… les yeux vers le ciel, elle avait remercié Dieu de lui avoir permis de devancer sa justice.
Chaque jour, la fille des Orsini avait relu les trois messages de Jacques attendant avec une impatience fébrile qu’il vînt lui-même avec Roger lui faire le récit de l’événement en vue duquel, tant d’années, elle n’avait cessé de vivre…
… Et voilà que son fils lui écrivait que dans quelques heures, il serait près d’elle!
Oh! comme elles lui parurent longues, ces heures… tant elle avait hâte de le serrer dans ses bras et de lui dire: «Merci!» au nom de la victime… au nom de l’époux enfin vengé… au nom du père qui, du fond de sa tombe, avait sans doute entendu les cris terribles d’agonie poussés par Favraut se réveillant, cloué pour l’éternité, entre les planches d’un cercueil!
IV LE FILS
– Qu’as-tu, mon fils?…
Telles furent les premières paroles de la comtesse lorsqu’elle vit apparaître dans le vaste hall de son château, Jacques de Trémeuse, soucieux et grave… comme un annonciateur sinon de mauvaises nouvelles, mais tout au moins de graves événements.
– Mère, reprit Judex, après avoir embrassé tendrement la noble femme, vous m’avez toujours élevé dans un sentiment si puissant de la droiture et de l’honneur… qu’il me semble que je ne serais plus digne d’être votre fils, si je trompais plus longtemps la confiance que vous avez mise en moi.
– Jacques, reprenait Mme de Trémeuse très intriguée… que veux-tu dire?
Alors, avec le plus loyal des courages, Judex définit tout d’un trait:
– Je viens vous demander de me délier de mon serment.
Julia Orsini eut un sursaut de stupeur:
– Ton serment…, répéta-t-elle. Tu ne l’as donc pas tenu?… Pourtant, tu m’as écrit que justice était faite! M’aurais-tu donc menti, toi, un Trémeuse, toi, mon fils?