– Alors, embrasse-moi, mon fils… au revoir, et bon courage!
Robert Kerjean avait donc regagné Paris…
Il était trop tard pour qu’il se rendît au bureau de recrutement où il devait contracter l’engagement qui allait faire de lui un nouvel homme; il avait remis cette formalité au lendemain… et, après avoir fait le choix d’un modeste hôtel, il était allé, pour tuer le temps, flâner sur le boulevard.
Bientôt, se sentant envahi par une lassitude physique et morale indéfinissable, il entrait dans un café, s’asseyait à une table, commandait un porto, et réclamait les illustrés… qu’il se mit à feuilleter, machinalement, sans intérêt… pour les abandonner presque aussitôt… comme s’il eût été entièrement absorbé par une pensée unique, prédominante.
Cet établissement où le hasard l’avait fait entrer, en évoquant en lui le plus brûlant des souvenirs, venait de raviver l’incendie qui, intérieurement, le dévorait.
Là, en effet, quelques jours auparavant, il s’était arrêté avec Diana.
Il revoyait la table devant laquelle ils s’étaient installés côte à côte.
Il se rappelait que jamais sa maîtresse n’avait été plus belle, plus voluptueuse et captivante.
Que de beaux projets ils avaient échafaudés!… Il l’entendait encore lui dire de sa voix qui savait si bien le prendre, lui murmurer:
– Tu verras que lorsque nous serons heureux, nous nous aimerons mieux encore.
Par un phénomène d’autosuggestion, beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense, Moralès retrouvait Diana à la place qu’elle occupait… Enveloppé par son regard, fasciné par son sourire, il fut même, tel un halluciné, sur le point de se lever, d’aller vers elle… Mais la réalité le ressaisit un instant… Il régla sa consommation, partit, toujours obsédé par l’image de l’adorée… qui le précédait, et semblait le guider… ou plutôt l’attirer sans qu’il pût s’en défendre, tant elle exerçait sur lui une de ces attractions auxquelles nulle volonté humaine ne saurait résister.
Et ce fut ainsi que, presque involontairement, il arriva jusqu’à la maison où demeurait Diana et où elle était revenue depuis la veille.
Alors, il eut un éclair de raison.
– Si j’entre, se dit-il, je suis perdu!
Il voulut fuir… Mais on eût dit qu’une puissance fantastique, infernale, le clouait sur le sol; et il demeura là… les yeux tendus vers les fenêtres de l’aventurière comme s’il espérait apercevoir une dernière fois, avant de s’en aller pour toujours, la silhouette adorée… afin de la graver à jamais en lui, dans le renoncement de son amour, dans l’adieu de tout son être.
Et voilà que tout à coup un rideau se soulève… C’est elle!… Le cœur de Moralès bat à se rompre… Oh! cette femme!… cette femme, comme il l’aime encore… comme il la désire toujours! Mais il lutte encore. Et il va s’éloigner à jamais, cette fois, brisé… à moitié fou; mais purifié par le plus déchirant des renoncements, le plus cruel des sacrifices… lorsqu’il aperçoit distinctement une autre silhouette près de Diana, un gentleman élégant, distingué… qui sourit amoureusement à sa maîtresse.
– Elle a un amant… un amant! s’écrie Robert Kerjean, fou de rage.
Mordu par la plus atroce des jalousies, il sent tout à coup s’effondrer ses bonnes résolutions… Emporté par un souffle de tempête, il se précipite dans la maison, gravit, quatre à quatre les escaliers, sonne violemment à la porte de l’aventurière et, bousculant la femme de chambre qui est venue lui ouvrir… il pénètre dans le salon où la Monti est en train de «flirter» audacieusement avec sa nouvelle conquête.
– Toi! s’écria la Monti, vivement surprise et mécontente.
– Diana, dit le fils de Kerjean, d’une voix sifflante, je voudrais te parler seul à seul.
En même temps qu’elle a compris les difficultés de la situation, la fine mouche a trouvé le moyen d’y faire face.
Avec son plus aimable sourire, elle présente immédiatement:
– Monsieur le vicomte Amaury de la Rochefontaine… Monsieur le baron Moralès, mon ami, dont je vous ai souvent parlé.
Et sans donner le temps à Robert de placer un mot, elle explique, prévenant ainsi tout éclat:
– Monsieur de la Rochefontaine qui, ainsi que tu le sais, était fiancé à Mme Jacqueline Aubry, et que j’ai connu aux Sablons… Il était venu me demander quelques renseignements au sujet de la mort de ce pauvre M. Favraut.
Un peu calmé, Moralès s’incline légèrement devant Amaury qui, après lui avoir rendu son salut, déclare, sur un imperceptible clignement d’œil de Diana qu’il a saisi au passage et dont il a deviné la signification:
– Je vous laisse, chère madame… et à bientôt, j’espère.
Après avoir baisé la main que lui tend la Monti, il s’éloigne, laissant les deux amants en présence.
Alors… au lieu d’éclater en véhéments reproches, ainsi que s’y attend Robert, l’ensorceleuse s’avance vers lui et, plus séductrice que jamais, elle lui dit, tout en l’entourant de ses bras souples… caressants:
– Je t’attendais… J’étais tranquille! Je savais bien que tu reviendrais près de moi.
Moralès répond:
– J’ai voulu te dire un dernier adieu avant de partir pour toujours.
– Partir pour toujours! reprend l’aventurière en feignant un vif et douloureux étonnement.
– Oui, après ce qui s’est passé, nous ne pouvons plus nous revoir.
– Pourquoi?
– Parce que je ne veux pas devenir un assassin!
À ces mots, Diana Monti, en habile comédienne, dégagea lentement son étreinte et murmura sur un ton de regret amer, de tristesse infinie:
– C’est vrai… j’ai été folle… Empoignée par la volonté d’être riches et de nous créer à nous deux une existence de bonheur et de joie, j’ai perdu toute notion du bon sens, je me suis laissée aller aux plus imprudentes extravagances… Je le reconnais, j’ai failli t’entraîner avec moi dans l’abîme. Mais je n’ai pas eu besoin de te revoir pour me rendre compte combien j’avais été insensée. J’ai compris tout de suite, et je ne t’en ai même pas voulu d’avoir eu la pensée de me livrer à Judex… Tu étais dans ton droit. N’avais-je pas manqué te conduire à l’échafaud?
Et se laissant tomber sur un divan, sachant avec une habileté infernale trouver les larmes qui trompent, les mots qui aveuglent, elle poursuivit:
– Je me suis bien transformée en quelques jours… Je ne suis plus la même femme… Maintenant, je n’ai plus qu’un désir, vivre en paix… ignorée… loin du monde… dans un coin perdu de la terre… Eh bien! mon ami, cette tranquillité après laquelle j’aspire, c’est toi, c’est toi seul qui peux me la donner.