Et puis ensuite…
Le gyrophare orange se reflète dans le rétroviseur intérieur. L’heure des éboueurs. L’heure d’aller se coucher, sans doute.
La voiture rechigne un peu, finit enfin par démarrer. Laval se réveille en sursaut, met un instant à se souvenir qu’il n’est pas dans son lit.
— Vous l’avez vu ?
— Non, répond le commandant. Je te dépose chez toi.
Laval bâille, ses paupières se referment.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Pioncer un bon coup.
— Non, je veux dire pour le mec.
— Il ne perd rien pour attendre !
— Je m’en doute, soupire Laval. Putain, j’ai mal aux reins…
— Tu demanderas à ta femme de te faire un bon petit massage.
— Sauf que je suis pas marié, rappelle le jeune lieutenant.
Deux types complètement saouls titubent le long du trottoir, Gomez fait un écart. Bientôt, il sera chez lui, dans son appart un peu sordide. Mais près d’elle, au moins. Il sait qu’il ne trouvera pas le sommeil réparateur. Des mois qu’il le cherche en vain.
L’aube ne tardera plus, mais ne lui fera pas l’aumône du moindre réconfort.
Ce moment si particulier entre la nuit et le jour. Entre deux mondes si différents.
L’heure où les ombres se détachent de l’obscurité.
Chapitre 6
Avant même que le rideau se lève, la douleur la rattrape, au sortir de ce rêve bizarre, ce cauchemar plutôt. Peuplé de cris, d’ombres ricanantes. De tisonniers incandescents qui lui ont ouvert le crâne de part en part.
Derrière ses paupières closes, elle devine une lumière. Une voix, aussi. Qui la ramène à la vie.
L’Ombre, la chute.
— Allez, ouvre les yeux, chérie…
Il est encore là, il vaut mieux que je continue à faire la morte.
Mais la voix se montre plus autoritaire, la forçant à quitter les coulisses.
— Réveille-toi !
Elle obéit enfin, tombe sur le visage inquiet de Bertrand. Les souvenirs se précisent, elle se met à trembler. Réalise alors qu’elle est bel et bien dans son lit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmure-t-elle avec difficulté.
— Je ne sais pas, avoue Bertrand. Tu as dû tomber et te cogner la tête, je suppose.
— Il est parti ?
— Qui ?
Soudain, c’est la peur qui l’emporte. Cloé se tétanise de la tête aux pieds.
— Il est là !
— Du calme… Qui est là ?
— Le type, je l’ai vu dans le garage !
— Calme-toi, je t’en prie. Tu es tombée, c’est tout. C’est ma faute.
Bertrand l’aide à s’asseoir, cale deux oreillers dans son dos. Elle tourne la tête vers le réveil qui clignote, ressent une douleur fulgurante dans l’épaule.
— Quelle heure il est ?
— 5 h 10. J’ai appelé un médecin, il sera là d’une minute à l’autre.
— Je ne veux pas de médecin, je te dis que je l’ai vu !
— S’il te plaît, essaie de te calmer. Il n’y a personne d’autre que toi et moi, ici.
Il a pris sa main dans la sienne, la serre très fort.
— Où étais-tu ? reproche-t-elle soudain. Je ne t’ai pas vu revenir, je suis sortie et…
— Je sais, pardonne-moi. Au moment où j’ai soulevé la porte du garage, j’ai entendu une voiture freiner à mort dans la rue et puis le bruit d’un choc. Alors je suis sorti pour voir si c’était grave… Un mec un peu bourré qui a percuté la bagnole qui roulait devant lui.
— Y avait des blessés ?
— Non, rien que de la tôle froissée, explique Bertrand en continuant à tenir la main de Cloé. Mais aucun des deux types n’avait de formulaire de constat, alors ils m’ont demandé si je pouvais leur en filer un et il a fallu que je revienne ici prendre les clefs de ma voiture. Je croyais que tu t’étais rendormie, que tu ne t’inquiéterais pas de mon absence. Je leur ai donné le constat, je suis rentré et, en passant le portail, je t’ai entendue hurler. Je me suis précipité et je t’ai trouvée inconsciente. Je te dis pas la frayeur que j’ai eue !
— Je l’ai vu.
Bertrand soupire.
— Tu as vu qui, exactement ?
— Un grand type, habillé en noir. J’ai eu peur, j’ai perdu l’équilibre et je suis tombée.
— Tu te fais des idées, Cloé. Depuis que ce salaud t’a suivie dans la rue, tu as la frousse. Et tu crois le voir partout. C’est normal, ceci dit, mais…
— J’ai pas rêvé !
— S’il y avait eu un homme dans le garage, je l’aurais surpris. Je l’aurais forcément croisé ! Je suis arrivé moins de trente secondes après que tu as crié. Il n’y avait personne, je peux te le jurer.
La sonnette les interrompt, Bertrand s’éclipse. Cloé ferme les yeux, essayant de se calmer.
Tu crois le voir partout… S’il y avait eu un homme, je l’aurais forcément croisé.
Suis-je en train de devenir cinglée ?
Bertrand revient, accompagné d’une femme, la cinquantaine fatiguée.
— Voilà le docteur, chérie.
— Bonsoir, madame… Alors, qu’est-ce qui vous arrive ?
Bertrand lui fait un point rapide de la situation. La panne d’électricité, la chute dans le garage. Il omet volontairement les détails, allant à l’essentiel.
La toubib commence une méthodique auscultation. Elle demande à Cloé de se mettre debout, lui inflige divers mouvements, mille questions.
— Vous ne semblez pas avoir de traumatisme. Mais avec un choc à la tête, mieux vaut jouer la prudence. Je vous conseille donc de vous rendre à l’hôpital pour passer des examens complémentaires.
— C’est inutile.
— Sois raisonnable, chérie, prie Bertrand.
— Je n’ai rien et n’ai pas envie de passer cinq heures aux urgences pour me l’entendre dire !
Bertrand pousse un nouveau soupir d’agacement, échange un regard désolé avec la généraliste.
— Bon, comme vous voudrez, madame. Je ne peux pas vous forcer à y aller. Mais si vous avez des nausées ou mal à la tête, appelez les pompiers immédiatement, d’accord ? Et demain matin, si vous le pouvez, reposez-vous.
— D’accord, concède Cloé de mauvaise grâce. Combien je vous dois ?
Ils ont roulé vers le sud, pour arriver enfin là où habite Laval ; petit immeuble modeste, coincé entre les quartiers résidentiels des bords de Seine et les cités mal famées des bords de rien.
Si, au bord de l’autoroute, des voies ferrées. Et du désespoir.
— Voilà, Gamin. Bonne nuit.
Le lieutenant Laval espérait un merci, pour avoir enduré tant d’heures à planquer en vain. Mais avec Gomez, mieux vaut ne jamais attendre les remerciements.
— Bonne nuit, à demain.
— Prends ta matinée, ajoute Gomez.
Laval est surpris. Finalement, il l’a, son remerciement.
— Roupille un peu, poursuit le commandant. T’as vraiment une sale gueule.
— Vous avez toujours un mot gentil, ça fait plaisir !
Le lieutenant claque la portière, Gomez redémarre aussitôt. À défaut d’apprécier une bonne nuit de sommeil, il appréciera sans aucun doute une bonne douche.
Il roule vite, bien au-delà de la limite autorisée. Non qu’il soit réellement pressé de rentrer.
La retrouver est un bonheur. Mais c’est aussi un supplice.
Il roule vite, simplement parce qu’il aime la vitesse. Parce qu’il aime défier le destin.
Si seulement un pneu pouvait éclater et m’envoyer dans le décor. Me tuer, sur le coup de préférence. J’ai envie de mort, pas d’agonie. La vie, c’est déjà une lente agonie et rien d’autre. Une marche forcée vers l’issue fatale.