On vient au monde sans l’avoir demandé, on va à la mort sans l’avoir choisi. Pas la peine d’en rajouter.
Il allume une clope, baisse la vitre. Le compteur s’affole jusqu’à atteindre des sommets.
Il suffirait d’un écart, d’un simple écart. Un petit coup de volant. Léger, rien du tout.
Mur ou pilier d’un pont, de plein fouet. Final éblouissant.
Alexandre hésite.
Je n’ai pas le droit, elle a besoin de moi.
Bel alibi pour un coupable magnifique.
Bel alibi pour un crime imaginaire. Ce manque de courage, cette lâcheté quotidienne.
Personne n’est irremplaçable, surtout pas moi. La tuer et me tuer juste après.
Le volant garde la trajectoire, le pied se fait moins lourd sur la pédale.
Trop tard, une Mégane de la BAC lui colle au train. Gomez sourit, jette son mégot et accélère à nouveau. Il va les balader un peu, leur apprendre à conduire une caisse.
Il tourne à droite dans un dérapage qui mange la moitié de la gomme. Les jeunots de la BAC sont encore derrière, mais il est obligé de ralentir pour ne pas les distancer et gagner trop vite la partie. Les amusements sont si rares…
Ces couillons ont mis la sirène, histoire de réveiller les bonnes gens avant l’heure.
Droite encore, gauche ensuite. Ça y est, il les a semés. Record battu : moins de quatre minutes !
— Game over, les gars !
Il rallume une clope, se met à rire tout seul. Comme un con.
Dans quelques instants, ils auront l’identification de la plaque, si toutefois ils ont réussi à s’approcher suffisamment pour la déchiffrer. Ils découvriront alors avec stupeur qu’ils ont poursuivi la voiture d’un flic du département voisin.
Au moment où Gomez reprend la bonne direction pour rejoindre son appartement, il croise un autre véhicule sérigraphié. Le Scénic exécute un demi-tour spectaculaire pour le prendre en chasse.
Mais Gomez est fatigué. Pas envie de s’amuser avec ceux-là aussi. Surtout que le réservoir de la 407 est quasiment vide.
Il stoppe la Peugeot le long d’un trottoir et coupe le contact. Ses collègues s’arrêtent juste derrière et mettent quelques secondes à descendre. Le conducteur reste à bord, tandis que les deux autres s’approchent de la voiture, arme au poing.
— Jetez les clefs et mettez les mains sur le volant !
Gomez s’imagine alors en train de tomber sous les tirs de la Police française, victime d’une bavure retentissante.
Séduisant.
Mais ils seraient capables de le rater et de lui loger une balle au mauvais endroit.
Beaucoup moins séduisant.
Il jette donc la clef par la vitre ouverte et pose sagement ses mains sur le volant. À défaut de mourir en héros, il va continuer à se distraire un peu.
Un des deux flics ouvre la portière, tandis que l’autre le tient en joue.
— Descends ! hurle le premier.
— Pas de geste brusque ! s’écrie le second.
— Du calme, les gars. Restez cool. Je suis prêt à coopérer.
Le troisième larron quitte à son tour la voiture pour se joindre aux autres. Une femme, très jeune. Gomez est surpris ; il n’y en a pas beaucoup affectées au sein de la BAC.
— Allez, descends, connard !
Gomez enclenche le mouvement, les deux types le sortent de force de l’habitacle et le plaquent sur le sol.
Viril.
On lui passe les menottes, il reçoit au passage un coup de pied vicelard dans les côtes avant d’être relevé sans ménagement. En apercevant l’écusson qui orne leur uniforme, un aigle à tête blanche, Gomez comprend qu’il a affaire à la BAC 91.
Il se retrouve en face du chef de ce groupe d’éboueurs de la nuit. Un brigadier, petit et trapu, avec une gueule patibulaire, qui commence à le fouiller. Il se fige lorsque sa main se pose sur le pistolet simplement glissé à l’arrière de la ceinture du jean de Gomez.
— Il est armé !
— Et alors ? rétorque Alexandre. Vous êtes armés, vous aussi. Pourquoi pas moi ?
— Ta gueule, connard ! Où sont tes papiers ?
— J’ai dû les oublier malencontreusement chez moi.
— C’est dommage, ça, connard !
— J’admire votre vocabulaire très étendu, messieurs. Connard semble y tenir une place de choix !
Le brigadier, en manque évident d’arguments, envoie une droite dans l’estomac de Gomez qui se plie en deux.
— Pourquoi t’as un flingue ?
Alexandre reprend sa respiration avant d’enchaîner.
— C’est pas à moi, m’sieur ! Sur la tête de ma mère, c’est à un pote ! Il me l’a prêté, il voulait que je le ramène à son cousin, m’sieur !
— Toi, tu vas passer une sale nuit ! prédit le brigadier. Tu roulais à près de 130 en ville, tu portes un flingue sur toi, t’as pas tes papiers et je suis sûr qu’on va trouver des choses intéressantes en fouillant ta bagnole !
— Bon, assez joué, coupe brusquement Gomez. Vous allez me détacher, me rendre les clefs de ma caisse, mon calibre, et vous confondre en excuses, OK ?
Deux des flics se mettent à ricaner ; le troisième, la jeune femme, sans doute plus prudente, reste neutre.
— On va rien te rendre du tout, connard !
— Je préfère que tu m’appelles par mon nom : Alexandre Gomez. Commandant Alexandre Gomez, SDPJ 94. Connard, c’est seulement pour les intimes.
Un drôle de silence suit les présentations officielles.
— Les papiers sont dans le vide-poche de ma portière, précise Gomez.
La fliquette récupère la carte professionnelle, la tend à son chef. Le brigadier devient livide, Gomez a même l’impression que son froc va s’écrouler sur ses chevilles.
— Je mène une enquête interne sur les pratiques de la BAC, poursuit-il posément. Je suis chargé de voir comment sont traités les suspects n’opposant aucune résistance, ce qui a été mon cas. Voir par exemple s’ils sont tutoyés, insultés, ou peut-être même frappés.
— Mais…
— Je sais, c’est normalement le travail de l’IGS, mais nos cousins les bœufs-carottes n’ont pas suffisamment de couilles pour se mettre en situation. Se faire traiter de connard ou se manger une droite, c’est pas leur truc. Alors, on m’a chargé du sale boulot… Au fait, vous attendez quoi pour m’enlever les bracelets ?
Le gardien de la paix dépositaire de la clef interroge son chef du regard. Le brigadier hoche la tête et Gomez recouvre sa liberté de mouvement.
— Merci bien. Pourrais-je récupérer mon arme, à présent ? C’est un peu mon doudou, vous comprenez… Je fais des cauchemars horribles si je l’ai pas sous mon oreiller.
Le brigadier la lui rend, Gomez la balance sur le siège passager de la Peugeot.
— Et si on faisait plus ample connaissance, maintenant ? Je vais noter vos noms, vos prénoms et vos grades. Allez, je vous écoute ! Honneur aux dames…
— C’est vraiment dégueulasse ! ose le plus jeune gardien.
— T’as raison, mon gars, mais les ordres sont les ordres, soupire Gomez.
Le brigadier reprend la parole :
— Écoutez, commandant, c’est un malentendu…
Gomez s’allume une Marlboro, se délectant de leur mine défaite.
— Allez, détendez-vous, les filles : c’est une blague ! Y a une caméra cachée, là juste derrière l’arbre ! C’est pour le spectacle de fin d’année de la Préf !… Allez quoi, souriez, je vous dis que vous êtes filmés !