— Les gars de cette nuit se sont plaints et ça va encore me retomber sur le dos.
— Tu as l’échine solide, je le sais. Et puis je te jure que je me suis bien marré ! Il y avait une petite avec eux. Valentine, elle s’appelle. Tu devrais la faire venir au SDPJ. Parce qu’elle sait se débrouiller au volant d’une bagnole.
— Vraiment ?
— Surtout parce qu’elle est bandante ! avoue Alexandre.
Maillard lève les yeux au ciel et ferme la fenêtre de son bureau.
— Au fait, tu peux me dire ce que tu faisais dehors cette nuit ?
— J’admirais les étoiles. C’est beau, les étoiles.
Maillard croise les bras et attend.
— Je me suis pris de passion pour l’astronomie, assure Gomez.
— Dis-moi ce que tu foutais ou je te balance en pâture aux bœufs-carottes pour l’incident de cette nuit.
— Tu ferais jamais ça, mon frère.
— Je ne suis pas ton frère, juste ton supérieur hiérarchique.
Gomez s’extirpe du fauteuil où il s’était affalé.
— Non, tu n’es pas juste mon supérieur hiérarchique. Tu es surtout mon ami.
Maillard serre les mâchoires, pris en faute. Gomez pose une main sur son épaule.
— Merci, je te revaudrai ça.
Avant de franchir la porte, il se retourne, un sourire inquiétant sur les lèvres.
— Fais-moi confiance. Je vais te rapporter un gibier de choix. Un de ceux qui te vaudront une jolie médaille que tu pourras admirer tout au long de tes vieux jours.
Le commandant claque la porte derrière lui, le divisionnaire soupire à nouveau. Un jour, il le sait, il paiera cher le soutien indéfectible qu’il apporte à Gomez.
Son ami, c’est vrai. Son meilleur limier, aussi. Kamikaze des missions impossibles.
Un homme qui cache son désespoir chronique sous un masque de carnaval. Tantôt outrancier et grotesque. Tantôt effrayant.
Souvent effrayant.
Un homme qui possède en tout cas quelque chose d’extraordinaire que Maillard lui envie depuis toujours.
La volonté farouche de rester libre.
— Tu as appelé le bureau ? demande Bertrand.
— Oui. Je leur ai dit que je ne viendrais pas ce matin.
— Moi aussi, je vais téléphoner à mon boss. Je préfère rester près de toi.
Il boit une gorgée de café, prend son portable. Cloé l’écoute tandis qu’il invente un mensonge à l’intention de son patron. Elle le trouve chaque jour plus séduisant. Comme si une nuit passée avec elle lui conférait un charme supplémentaire. Elle se plaît à penser qu’elle le rend plus beau, qu’il s’épanouit à son contact. Qu’elle est une sorte de drogue, elle aussi. Aux effets bénéfiques, bien sûr.
— Comment tu te sens ? s’inquiète Bertrand.
— Ça va, prétend Cloé.
Il prend sa main, elle fuit son regard magnétique et pourtant d’une incroyable douceur.
— Tu crois vraiment que j’ai des hallucinations ?
— Disons que tu as eu très peur, l’autre jour, et que ça a déclenché ces drôles de manifestations… Je pense que tu devrais te faire aider.
— Tu veux m’envoyer chez un psy, c’est ça ? dit Cloé en relevant la tête.
— Ça pourrait être bon pour toi d’en parler avec un spécialiste.
— Je ne suis pas folle !
— Arrête, Clo. Ne recommence pas, s’il te plaît. Je n’ai jamais pensé que tu étais folle. Ça n’a rien à voir. Tu as été visiblement traumatisée et…
— Je n’ai pas été traumatisée ! s’emporte Cloé. J’ai eu peur, c’est tout. Il en faut plus pour me traumatiser !
Bertrand lâche sa main, quitte la table.
— J’y vais, dit-il simplement.
Cloé hésite, le rattrape finalement dans l’entrée.
— Ne t’en va pas ! ordonne-t-elle.
— Je n’aime pas quand tu me parles sur ce ton. Je préfère rentrer chez moi.
Cloé passe ses bras autour de son cou.
— Ne pars pas, s’il te plaît. Reste avec moi…
Il ne répond pas, visiblement peu décidé à lui obéir.
— Je suis sur les nerfs, ajoute Cloé. Excuse-moi. J’ai pris ma matinée et toi aussi, ce serait idiot qu’on reste chacun de notre côté, non ?
Elle lui retire son manteau, il se laisse faire. Prenant sa main dans la sienne, elle le ramène dans la cuisine. Il consent à se rasseoir, demeure toutefois silencieux. Blessé, peut-être.
Cloé lui sert un deuxième café, se transforme en gentille fille.
— Pardonne-moi, répète-t-elle. Je crois que je n’aime pas parler de ça parce que… Parce que j’ai honte de réagir comme je le fais, d’avoir la trouille. De voir ce type partout.
— Avoir honte n’arrangera rien. En parler, par contre, ça peut…
— Hors de question, coupe Cloé sans élever la voix. Je vais me raisonner, ça va passer.
Elle l’embrasse, il fond comme neige au soleil.
— Tu n’as plus mal à la tête ? s’enquiert-il.
— Non. J’ai juste un bleu sur l’épaule. Rien de grave.
Elle débarrasse la table, il ne la quitte pas des yeux.
— Au fait, tu as pris tes médicaments ? demande-t-il soudain.
— Non, j’ai oublié…
Cloé ouvre un placard au-dessus de l’évier, récupère un flacon de gélules, en avale deux avec un grand verre d’eau.
— C’est quoi, ces médocs que tu prends tous les matins ?
C’est la première fois qu’il lui pose la question. Un peu embarrassée, Cloé hausse les épaules.
— Un petit souci au cœur, rien de grave. C’est un traitement préventif.
— Rien de grave, c’est sûr ?
Elle approche son visage du sien, murmure :
— J’ai un cœur de pierre, ne l’oublie pas.
Bertrand sourit.
— Je suis géologue, chérie. Ne l’oublie pas. L’étude des roches, c’est mon métier. Des plus friables aux plus dures, aucune ne me résiste.
Gomez pousse la porte des locaux de sa brigade, un gobelet de café froid à la main.
— Bonjour, patron ! lance Laval.
— T’étais pas censé roupiller toi, ce matin ?
— Si, mais vous me manquiez trop. Je n’ai pas pu résister à l’envie de vous avoir tout près de moi.
Gomez cache son sourire en terminant son breuvage infâme.
— Où sont les autres ?
— Au bar du coin, peut-être, réplique Laval.
— T’as cinq minutes pour me les ramener ici.
— Je suis pas un labrit.
— Un quoi ?
— Un chien de berger.
— Pourtant, quand tu me regardes, j’ai parfois cette impression, envoie Gomez.
— C’est parce que toute l’admiration que j’ai pour vous transpire dans mon regard, chef.
— Arrête ton cinoche et va me chercher la bande d’abrutis qui me sert d’équipe.
Au moment même où Gomez termine sa phrase, trois hommes entrent dans la pièce.
— Salut, patron. La bande d’abrutis au rapport !
Ils viennent lui serrer la main, le capitaine Villard en tête.
— Alors, commence Villard, paraît que tu t’es payé une équipe de la BAC 91, cette nuit ?
— Je leur ai juste donné une leçon de pilotage gratuite, répond Gomez. Ça leur évitera de suivre le stage de conduite rapide ! On va pas y passer la journée.
— En tout cas, on ne parle que de ça dans les couloirs ce matin ! l’informe Villard.