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Alors pourquoi ce sentiment étrange et inédit ? Pourquoi cette petite voix qui lui chuchote que sa vie vient de changer ? À jamais.

Quelques kilomètres en voiture, dans les embouteillages du matin, et enfin l’immeuble qui apparaît, colosse parmi les colosses. Sobre, imposant et triste.

Une nouvelle journée qui fera sans doute oublier à Cloé sa frayeur nocturne. Cette ombre qui l’a suivie, poursuivie. Acculée contre un mur.

Cette peur, intense. Encore vivante dans son cœur, sa tête, son ventre.

L’ascenseur, les couloirs, les bonjours. Les sourires vrais ou faux. La ruche déjà au travail et dont Cloé sera peut-être bientôt l’intransigeante reine.

Saluer Nathalie, sa fidèle et dévouée secrétaire ; saluer Pardieu, le président, qui trône dans un vaste bureau non loin du sien. Lui assurer que tout va bien, qu’on est prêt pour une interminable journée productive au service de la boîte tentaculaire et nourricière.

Feindre qu’on n’a pas oublié le rendez-vous de 16 heures, capital pour décrocher un gros contrat.

Comment pourrais-je l’oublier ? Je ne pense qu’à ça depuis des semaines, monsieur !

Cacher qu’on n’a pas dormi, ou presque. Qu’on a vu la mort de si près que le rendez-vous de 16 heures n’a aucune espèce d’importance.

Je me suis pissée dessus il y a quelques heures à peine. Personne, jamais, ne le saura.

À part l’ombre.

Cloé pousse la porte du restaurant italien et cherche Carole des yeux. Ici, c’est leur repaire, le lieu où elles défont puis refont le monde. Où elles complotent, se confient l’une à l’autre parfois en silence. Disent tant de mal de tant de monde. Juste histoire de passer le temps.

— Excuse-moi, je suis à la bourre ! Pardieu me racontait qu’il vient d’acheter une maison de campagne dans l’Allier… Qu’est-ce que j’en ai à faire ? Qu’il y aille, dans sa baraque, et surtout qu’il y reste ! Qu’il laisse enfin la place !

Carole rigole de bon cœur.

— Sois patiente, ma chérie. Tu sais bien que le Vieux va finir par prendre sa retraite. Et que tu t’assiéras dans son fauteuil.

— Pas sûr, rétorque Cloé d’un air soudain maussade. On est deux en lice.

— Tu es sa préférée, c’est évident. Tu pars favorite.

— Martins a sa chance. Et il ne ménage pas ses efforts. Quel lèche-cul ! Si c’est lui qui l’emporte, je vais me retrouver sous ses ordres et je crois que je ne le supporterai pas.

— Tu iras voir ailleurs, conclut Carole. Avec ton CV, ça ne posera aucun problème.

Le serveur note la commande avant de repartir à la vitesse de la lumière, slalomant entre les tables avec une agilité époustouflante. Cloé avale un verre d’eau et prend son élan.

— Faut que je te raconte un truc… Cette nuit, j’ai eu la peur de ma vie ! Je suis allée à une soirée organisée par une de mes clientes.

— Bertrand t’a accompagnée ?

— Non, il avait autre chose de prévu.

— T’es sûre qu’il ne mène pas une double vie ? insinue Carole. Il a souvent autre chose de prévu, je trouve.

— On ne vit pas ensemble. Alors on n’est pas obligés de rester collés l’un à l’autre.

— Évidemment, mais comme ça fait à peine quelques mois que tu le connais, je me pose des questions sur ce mystérieux prince charmant !

Consciente qu’elle s’engage dans une voie sans issue, Carole enclenche la marche arrière.

— Donc, tu vas à cette soirée et… c’était bien ?

— Nul. Ça n’en finissait pas. J’ai profité du départ d’un couple pour m’éclipser, mais il était déjà 2 heures du matin ou presque.

Le garçon arrive avec une salade, une pizza et une bouteille d’eau minérale.

— Bon appétit, mesdemoiselles !

— Il est gentil, sourit Carole. Mesdemoiselles… Je ne l’entends plus assez souvent ! Alors, tu t’en vas à 2 heures du mat’ et après ?

— Je me suis fait suivre dans la rue par un type.

— Mince…

Cloé garde le silence, la peur revenant comme un boomerang.

Au bout d’une minute, elle se met à raconter en détail son histoire. L’impression de se débarrasser d’un fardeau.

Carole reste perplexe un instant.

— Et c’est tout ? dit-elle enfin. Il a fait demi-tour et il a disparu ?

— Exact. Envolé.

— T’es sûre que c’était le même ? Celui qui marchait derrière toi et celui qui est sorti du renfoncement ?

— Oui. Habillé tout en noir, capuche sur la tête.

— C’est bizarre qu’il n’ait rien fait. Il aurait pu te piquer ton sac ou…

— Me tuer.

— C’est sûr, acquiesce doucement Carole. Mais tout est bien qui finit bien. Il s’est peut-être simplement amusé à te faire peur.

— Drôle de jeu !

— Allez, oublie tout ça, dit Carole en attaquant sa salade. C’était juste une mauvaise rencontre, rien de grave. C’est fini, maintenant.

— Je sais pas. Peut-être qu’il est encore là. Qu’il me suit toujours.

— Tu l’as revu aujourd’hui ? s’inquiète Carole.

— Non, mais… Je sais pas, je te dis. Une impression.

— C’est le contrecoup, explique Carole.

Et ta tendance paranoïaque qui s’est réveillée, ajoute-t-elle sans bouger les lèvres.

— Une grosse frayeur, il faut du temps pour l’évacuer. C’est tenace. Ça va aller, maintenant, jure-t-elle avec un sourire.

Comme Cloé garde le silence, son amie se fait plus persuasive.

— Tu me fais confiance, non ? C’est mon métier… Gérer les peurs, c’est mon métier !

Cloé sourit. Drôle de définition de la profession d’infirmière.

— Demain, tu n’y penseras déjà plus. Et la prochaine fois, emmène ton garde du corps avec toi !

— T’as raison.

— L’important, c’est que ce type n’ait pas essayé de te blesser… Allez, ta pizza va refroidir ! Je ne sais pas comment tu fais pour manger tout le temps des pizzas sans prendre un gramme !

De toute façon, ça ou autre chose… Impression d’avaler des cactus.

Demain, tu n’y penseras déjà plus.

Alors, pourquoi ai-je le sentiment que ce n’est que le préambule ?

Vingt et une heures. Enfin, Cloé gare sa voiture rue des Moulins.

Elle voulait inviter Bertrand à dîner, mais il est un peu tard pour se mettre aux fourneaux. Dans la vie, il paraît qu’il faut savoir ce qu’on veut. Peut-être faudrait-il surtout savoir ce qu’on peut…

Sacrifier sa vie privée sur l’autel de la réussite. Surtout quand on est une femme. Prouver sa compétence, ses capacités, sa motivation ou encore sa discrétion.

Toujours prouver, chaque jour recommencer. Ne jamais baisser sa garde.

Cloé récupère son courrier dans la boîte aux lettres avant de monter la volée de marches du perron avec l’impression de gravir le mont Ventoux un jour de grand vent.

Chez elle, enfin… Coquette maison des années 50, posée au milieu d’un jardin arboré. Une demeure cossue dont elle est l’unique locataire.

Les heures supplémentaires servent notamment à cela ; à ne pas tourner en rond dans un appartement minable, au cœur d’une banlieue sordide. Sauf que Cloé passe plus de temps au bureau que dans sa belle maison. Mais il y a longtemps qu’elle a chassé cette aberration de son esprit.

Dans l’entrée, elle oublie son courrier sur la sellette en marbre, à l’ombre d’un magnifique bonzaï japonais. Aussitôt, elle se dirige vers la chambre pour y abandonner ses vêtements.