Il ne va pas tarder à céder. Elle ne perd jamais, de toute façon.
Elle l’embrasse dans le cou, commence à dénouer la ceinture de son jean. Brusquement, il la saisit par les épaules, la plaque contre le mur si brutalement qu’elle laisse échapper un cri.
— Excuse-toi, ordonne-t-il.
— J’avais bu ! On va pas en faire toute une histoire, non ?
— Excuse-toi, répète-t-il. Ou sors de chez moi.
Elle aurait pensé que ce serait plus facile. Qu’elle échapperait à ça. Mais se faire jeter dehors maintenant serait intolérable. Le pire des affronts. Il faut qu’il succombe, qu’il soit à nouveau à elle. Parce qu’elle ne peut supporter de se faire larguer. D’échouer.
Parce qu’elle ne peut endurer le manque de lui.
C’est à cet instant précis qu’elle le réalise. Juste à temps.
— Je suis désolée, murmure-t-elle. Je ne pensais pas ce que j’ai dit…
— C’est tout ?
Son cœur se serre, la couche de glace perpétuelle qui couvre ses iris se fendille pour dévoiler leur couleur originelle.
— Je n’aurais jamais dû te parler comme ça.
Il ne rend toujours pas les armes. Pourtant elle sent qu’elle approche du but. Plus qu’une marche à gravir. Ou plutôt à descendre, vu les circonstances.
— Tu me manques trop… Pardonne-moi, s’il te plaît.
Il la regarde avec une satisfaction qui lui semble particulièrement odieuse.
J’ai gagné, se persuade Cloé.
Victoire au goût amer.
Jamais elle n’aurait pensé lui avouer ça un jour. Pourtant, c’est la simple vérité. Alors pourquoi a-t-elle l’impression qu’elle vient de toucher le fond ?
Bertrand a enfin capitulé, il est à elle. Ou l’inverse, elle ne sait plus. Le vide qu’il avait laissé se comble lentement. Délicieusement. Elle a l’impression de revivre, de respirer à nouveau.
Sans un mot, il s’empare d’une victime consentante et passionnée.
C’est bon et douloureux à la fois. Comme les excuses, finalement.
Gomez monte les escaliers lentement, traînant un boulet invisible. Arrivé au second, il croise la voisine, dame âgée toujours tirée à quatre épingles, comme si elle voulait cacher qu’elle n’a même pas de quoi manger à sa faim chaque jour.
— Bonsoir, monsieur !
Gomez la déteste. Elle est gentille, discrète. Pourtant, il la déteste. Sans aucune raison valable. Seulement parce qu’elle a un âge avancé. Un âge que Sophie n’atteindra jamais.
Il lui répond malgré tout d’un simple sourire, rentre chez lui et trouve Martine assise dans la salle à manger, en train de feuilleter un magazine. Il dépose les provisions qu’il vient d’acheter à l’épicerie du coin, s’approche pour lui serrer la main.
— Comment ça s’est passé aujourd’hui ?
— On a vu pire. Elle n’était pas en forme ce matin, mais ça s’est arrangé.
— Vous pouvez rester plus tard, demain soir ?
— Bien sûr, acquiesce l’auxiliaire de vie. Aucun problème.
Alexandre la raccompagne et reste un moment planté face à la porte close, comme s’il songeait à s’enfuir ou s’apprêtait à livrer un combat difficile.
Le même que d’habitude, pourtant.
Enfin, il enlève son blouson, dépose son arme sur la table du salon. Il entre dans la chambre sur la pointe des pieds, mais Sophie ouvre les yeux dès qu’il s’approche. Elle lui sourit, tend la main vers lui. Il l’embrasse longuement sur le front.
— Salut, ma beauté… comment tu te sens ?
— Ça va. Et toi ?
— Ça baigne !
Il s’installe dans le fauteuil, sans lâcher sa main, froide comme la mort. Déjà.
— Tu as faim ?… Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Elle réfléchit un instant, opte finalement pour des pâtes au beurre.
— Je m’en charge, dit Alexandre. Je prends juste une petite douche d’abord.
— Je ne suis pas pressée… J’ai tout mon temps, tu sais !
Elle rigole, il l’embrasse à nouveau. Attend d’être dans la salle de bains pour se mettre à chialer. Immobile sous le jet d’eau un peu trop chaude, pendant de longues minutes, il laisse aller. Ne sachant pas vraiment sur quoi ou sur qui il pleure, tel un gamin effrayé.
Sur lui, sans doute. Qui sera bientôt veuf. À 42 ans.
Lui, qui ne sait pas comment il fait. Pour vivre avec ce qu’elle est devenue.
Lui, qui ne sait pas comment il fera. Pour vivre sans elle.
Il sort enfin de la baignoire, enfile un tee-shirt et un vieux jean. Tout en préparant le dîner, il écoute d’une oreille distraite les infos à la radio. Il pleure toujours, en continu, sans même s’en apercevoir. Simple habitude.
Il dresse les assiettes sur un plateau et sèche ses larmes avant de retourner dans la chambre.
— Madame est servie !
Il aide Sophie à s’asseoir ; l’effort lui arrache une grimace, une violente quinte de toux. Mais elle retrouve son sourire aussitôt après.
— Tu m’as manqué, aujourd’hui, dit-elle.
— Seulement aujourd’hui ?
Elle rit à nouveau, il lui adresse un clin d’œil.
— Bon appétit, mon amour.
Ils attaquent leur repas, les yeux dans les yeux. Alexandre lui raconte sa journée, inventant des anecdotes plus ou moins drôles. Elle n’est pas dupe, consciente qu’il exerce vraiment un métier ingrat. Mais elle sourit volontiers, ce soir. Martine a dû forcer sur la morphine.
Il débarrasse le plateau, lui prépare un thé.
— Tu me fais une place ? quémande-t-il.
Il s’allonge à côté d’elle, la prend dans ses bras. Le lit est vraiment trop étroit. Ils n’ont pas encore songé à fabriquer des lits médicalisés en 140. Comme si la maladie interdisait l’amour.
— Je rentrerai tard demain soir, annonce Gomez.
— Planque ?
— Non.
Sophie esquisse un sourire d’une infinie tristesse. Elle se serre encore plus contre lui, respire son parfum léger. Le désir explose dans son cerveau. Seulement dans son cerveau.
Le reste est mort.
— Comment elle s’appelle ?
— Valentine.
— C’est joli… Quel âge ?
— Je sais pas. Moins de trente, en tout cas.
Ils restent silencieux un moment. Sophie caresse son visage, s’attardant sur sa bouche.
— Ne la fais pas trop souffrir, finit-elle par dire. Elle n’y est pour rien.
Ils n’ont pas parlé, finalement. Ça n’aurait pas servi à grand-chose, de toute façon. À part peut-être rallumer les braises endormies et gâcher ainsi leur réconciliation explosive.
Cloé est allongée sur le côté, tournée vers celui qu’elle a failli perdre. Mais qu’elle a su reconquérir. Elle le regarde, sans se lasser.
Elle se sent bien. Enfin presque.
Reste l’Ombre. Tout autour d’elle. Tout près d’elle. Les ténèbres ont ouvert leurs puissantes mâchoires et craché leur prophète. Il vient la chercher pour la conduire de force en enfer, elle en est sûre.
Parce que sa place est au purgatoire, elle en est sûre.
Veut-il la tuer ? Ou simplement l’effrayer ? Quelles que soient ses intentions, elle ne se laissera pas faire. Se battra, comme elle l’a toujours fait.
Elle cale sa tête sur l’épaule de Bertrand, il ne se réveille pas.