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C’est sûr, dépaysement garanti.

Pas d’autoroute, de voies rapides, de circulation.

Pas de dossiers à traiter, de coups de téléphone à donner, de mails à éplucher.

Pas de course effrénée du matin au soir.

Chant des oiseaux, bruit de l’eau ou du vent. Cloé a l’impression de s’être retirée dans un couvent. Ce n’est pas désagréable, d’ailleurs. À condition que sa cure forcée ne dure pas plus d’une semaine. Au-delà, elle deviendrait cinglée. Vraiment cinglée.

— J’ai invité ta sœur et Armand ce soir.

— Je comptais aller les voir, s’empresse de dire Cloé. Mais tu as bien fait.

— Et Lisa, tu veux qu’on aille lui rendre visite ? Tu n’es pas souvent là…

La main de Cloé se crispe sur la tasse.

— Je préfère y aller seule.

Mathilde ne lui reproche rien, comme toujours. Se contente d’ajouter : Ça lui fera plaisir.

Cloé sait bien que non. Ce ne sera pas un plaisir. Ni pour elle, ni pour Lisa.

Juste une souffrance, un devoir qu’elle s’inflige. Une punition.

Toujours se punir. C’est sa faute après tout. Même si personne ne le lui a jamais dit.

Sans doute parce qu’elle ne l’a jamais dit à personne.

— Bertrand viendra me chercher vendredi soir, annonce Cloé pour changer de sujet.

Elle voit les yeux de sa mère étinceler d’un sourire.

— On va pouvoir faire sa connaissance, je suis contente !

Cloé lit la suite dans ses pensées. J’espère que c’est enfin le bon. Celui que tu sauras garder, qui aura le courage de rester.

Mathilde s’attelle à la vaisselle. Cloé l’observe avec une profonde tendresse. Elle la trouve fatiguée, vieillie, mais toujours aussi élégante. Elle est habillée simplement, mais l’élégance n’a pas grand-chose à voir avec les vêtements. C’est une façon d’être.

Alors qu’elle ne l’a pas vue depuis six mois, Cloé ne saurait dire si sa mère lui a vraiment manqué. Toujours difficile de revenir dans la maison familiale, dans ce décor synonyme d’enfance heureuse.

Jusqu’au jour où tout a basculé dans l’horreur.

Son père fait irruption dans la cuisine, revenant de sa balade matinale. Depuis qu’il ne bosse plus, c’est un rituel. Chaque matin, se lever tôt et partir battre la campagne.

— Salut, ma fille, dit-il en embrassant Cloé.

— Salut, Pa…

Ils n’ont jamais trop su quoi se dire. Lui, le campagnard un peu bourru, avare de paroles et d’effusions. Fier de la réussite de sa fille aînée, mais qui ne le dira pas. Ravi qu’elle soit là, mais qui ne le montrera ni ne l’avouera. Comme si les mots lui faisaient peur. Comme si les émotions étaient faiblesses.

Cloé a hérité de lui. Beaucoup.

Il s’assoit en face d’elle, se sert un café.

— Je peux venir avec toi, demain matin ? espère Cloé.

Elle se demande soudain pourquoi elle vient de lui proposer une chose pareille.

Aussi surpris qu’elle, il hausse les épaules.

— Si tu veux, mais j’attends pas jusqu’à 10 heures que tu te lèves !… Et tu as de vraies chaussures, au moins ?

— J’ai de très jolis escarpins vernis, sourit Cloé. Tu penses que ça conviendra ?

Sa mère se met à rire, le père fait une grimace.

— Si tu te tords une cheville, tu viendras pas pleurer ! bougonne-t-il.

— Tu me porteras sur ton dos.

— Compte pas là-dessus. Je suis trop vieux, maintenant.

— Mais non, s’amuse Cloé. Tu es toujours aussi fort, j’en suis sûre.

— Les années, ma fille… Les années sont sans pitié.

Il n’y a pas que les années, songe Cloé.

L’Ombre apparaît dans un recoin de la cuisine. Sortie de nulle part.

Si, de son esprit. Malade, peut-être.

— Ça vous dirait d’aller vous saouler la gueule ?

Laval a réussi à décider son chef à ouvrir la porte de l’appartement où il se terre comme un animal blessé. Une prouesse.

— Je connais un pub sympa, pas très loin d’ici.

— Et ensuite ? Tu me ramèneras et tu me foutras sur le canapé ? Si t’es un gentil garçon, peut-être même que tu m’enlèveras mes godasses et que tu me borderas… Et puis demain matin, j’aurai la gueule de bois, envie de gerber. Et toujours aussi mal. Alors dis-moi un peu à quoi ça servirait ?

Laval se contente de soupirer. Comme si une cuite pouvait bien servir à quelque chose. À ce compte-là, rien n’est vraiment utile.

— Qu’est-ce que t’es venu faire ici, Gamin ? Voir si j’étais prêt à reprendre du service ?

— Non, bien sûr que non ! C’est trop tôt…

Gomez s’assoit juste en face de lui et le fixe de son regard incisif.

— Trop tôt ? Parce que tu penses que dans un mois ça ira mieux ? Deux mois, peut-être ? Six mois ? À combien tu estimes le temps qu’il me reste à souffrir ainsi ? À ton avis, combien de temps je vais mettre à faire mon deuil ?

Laval déboutonne un peu sa chemise.

— Je ne sais pas.

Gomez arbore un sourire atroce. Celui des gens qui souffrent et ont envie de partager.

— Non, tu ne sais pas, lieutenant. Tu ne sais rien, d’ailleurs. Même dans dix ans, ça n’ira pas mieux. Ça n’ira jamais mieux. Jamais, tu entends ?

— Ne dites pas ça, patron.

— Je reviendrai la semaine prochaine, annonce froidement Gomez. Si je suis trop lâche pour me faire sauter le caisson d’ici là. Ça te va, comme réponse ?… Et ne viens plus ici. J’ai pas besoin d’une nounou pour veiller sur moi.

Laval se lève et enfile son blouson.

— OK, commandant. Comme vous voudrez. À la semaine prochaine.

Gomez entend la porte claquer un peu fort, reste immobile dans le fauteuil du salon.

Ce qu’il craignait est arrivé. Ses hommes vont le prendre en pitié. Il va falloir qu’il se montre encore plus dur à leur égard pour éviter de subir cette offense supplémentaire.

Ce cher Armand est toujours aussi con.

Mais après tout, Cloé se demande pourquoi il changerait.

Ma sœur le regarde comme un héros, doit s’agenouiller devant lui tous les soirs. Alors, pourquoi diable se remettrait-il en question ?

Cloé n’a pas beaucoup parlé durant le repas qui s’achève. Mais son beau-frère a parlé pour deux. Pour dix, même. Monopolisant la conversation, la faisant tourner autour d’un unique et passionnant sujet : lui.

Il faut dire qu’Armand est un patron. Il a des gens sous ses ordres. Un vrai meneur d’hommes.

Cloé a eu envie de lui envoyer quelques vannes bien senties mais s’est abstenue. Inutile d’entamer les hostilités, ça peinerait ses parents. Le sourire de sa mère vaut bien ce petit sacrifice personnel.

Sa mère, qui a mis les petits plats dans les grands… Simplement heureuse d’avoir tous ses enfants autour de la même table. Enfin, presque tous. Car il en manque un.

Par contre, les petits-enfants sont tous là. Les trois qu’Armand a faits à Juliette. Trois monstres bruyants, agités et égocentriques.

Des gosses, quoi ! songe Cloé, soudain ravie de ne pas en avoir.

En tout cas, pas des comme ça. Je deviendrais folle avec trois gamins sur le dos. Qui braillent constamment, réclament à chaque minute. Qui se chamaillent, pleurnichent. De toute façon, je ne vois pas comment je pourrais m’en occuper alors que je ne suis jamais chez moi…

Elle admire sa sœur un instant. Seulement un instant.