Comment a-t-elle pu épouser un abruti pareil ? Il fallait vraiment qu’elle soit à la dérive ! Pauvre Juliette. Tu vaux tellement mieux que ça…
— Et toi, Cloé, qu’est-ce que tu en penses ? demande Armand.
Cloé revient brutalement dans la réalité. Le silence se fait.
Sauf que Cloé ne sait absolument pas de quoi ce cher Armand était en train de parler.
— Excuse-moi, j’étais ailleurs… De quoi parlais-tu ?
Le beau-frère se prend la gifle de plein fouet. Elle ne l’écoutait pas ? Offense suprême.
Cloé lui sourit de façon insolente.
— Tu étais ailleurs ? répète-t-il.
— Clo est une rêveuse ! s’empresse de dire Mathilde. Toujours sur la lune !
Cloé a envie de rire. Elle, toujours sur la lune ?! Celle-là, c’est la meilleure de la soirée.
— Je parlais de la fiabilité des voitures françaises, précise Armand, visiblement vexé.
Un sujet des plus excitants, évidemment. Il est vrai que ce cher Armand bosse dans l’équipement automobile.
— Aucune idée, répond Cloé. Je ne roule qu’en Mercedes.
Gomez écrase sa clope sur le trottoir. Ça lui fait bizarre d’être dehors, le soir.
Il pousse la porte du pub, est immédiatement heurté par le bruit. Mélange de musique, d’éclats de rire et de voix.
Il y a encore des gens qui ont envie de rire. C’est parce qu’ils ne connaissaient pas Sophie.
Il aperçoit Laval, installé au comptoir. Ainsi qu’il l’avait prévu. Espéré, même. Il pose une main sur son épaule ; le Gamin se retourne, médusé.
— Patron…
— Ne m’appelle pas comme ça. Pas ici.
Gomez adresse un signe au barman. Ce qu’il veut boire ? Une Desperado, évidemment.
— Je savais que je te trouverais là.
— J’y suis souvent, faut dire.
— Il est temps que tu trouves une nana, soupire Alexandre.
— J’en ai trouvé une, révèle le lieutenant.
— Qu’est-ce que tu fous là, alors ?
— Je vous attendais.
— Raconte-moi.
— Quoi ?
— Une histoire d’amour… Une belle, s’il te plaît.
Sur la terrasse, elle écoute la nuit, la vraie. Profonde et silencieuse, à l’abri des lumières outrageuses d’une ville. Une nuit sauvage, loin des hommes.
Cloé contemple les étoiles, appuyée à la rambarde. Malgré le froid, cet intermède lui fait du bien. Depuis combien de temps n’avait-elle pas admiré les étoiles ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
Juliette vient de la rejoindre. La solitude aura été brève.
— Tu t’ennuies avec nous ? T’as eu l’air de t’emmerder tout le repas…
Les mâchoires de Cloé se crispent. Elle se retourne vers sa jeune sœur. Qui ne lui ressemble pas. Petite, ronde, les cheveux clairs et coupés court.
— Je suis seulement fatiguée. Je suis venue ici pour me reposer.
— Qu’est-ce qui se passe ? T’es malade ? Maman m’a dit que…
— Je ne suis pas malade, tranche Cloé. Juste un peu de stress professionnel. Rien de grave. J’avais besoin d’un break et j’en ai profité pour venir ici.
— Tu aurais pu prévenir, quand même. Tu sais, les parents sont fatigués. Papa, surtout.
— T’as peur que je les fatigue encore plus, c’est ça ? Merci du compliment !
— Tout ce que je te dis, tu le prends mal, de toute façon, souffle Juliette.
— Et tu voudrais que je le prenne comment ? ricane Cloé.
— Je dis juste que… Oh, et puis laisse tomber !
— Ça te contrarie que je sois là, c’est ça ?
Dire qu’elle s’était exilée sur la terrasse pour être tranquille cinq minutes. Raté.
— Je ne vois pas pourquoi ça me contrarierait, assure Juliette.
— Dis tout de suite qu’ici, personne n’est heureux de me voir, ce sera plus clair !
Juliette la fixe droit dans les yeux, de longues secondes, avant de répondre :
— Tu n’as pas changé ! Tu crois que tout le monde t’en veut de je ne sais quoi… Tu te vois des ennemis partout. Tu es toujours aussi parano, ma pauvre Cloé.
Chapitre 21
Le centre est une jolie bâtisse ancienne, nichée au cœur d’un parc magnifiquement arboré. Cloé gare la Citroën de son père au plus près du bâtiment mais hésite longuement avant d’en descendre. Elle rectifie sa coiffure devant le rétroviseur, vérifie son maquillage. Comme si son apparence avait quelque importance.
Enfin, elle se dirige lentement vers l’entrée ; les portes coulissent sur un hall spacieux et bien éclairé. Une propreté et un luxe qui la rassurent.
Jusque-là, tout va bien.
Une hôtesse d’accueil lui adresse un sourire forcé mais charmant.
— Bonjour, madame, je peux vous aider ?
— Bonjour, je…
Des hurlements lui coupent la parole ; à quelques mètres d’elle, un jeune homme jusque-là prostré sur une banquette vient de se jeter par terre et pousse des cris dont on ne sait s’ils expriment la colère ou la peur. Un colosse en blouse blanche accourt et le relève sans grande délicatesse avant de l’entraîner dans les couloirs.
Le silence qui se fait dès qu’ils ont disparu n’est en rien un soulagement. Plutôt une atrocité.
— Madame ? répète l’hôtesse comme si rien ne s’était passé.
— Heu… Je viens voir Élisabeth Beauchamp.
— Vous connaissez le numéro de sa chambre ?
— Non, avoue-t-elle en baissant les yeux.
Ça fait pourtant cinq mois que Lisa vit ici.
Ou plutôt qu’elle végète ici.
— Chambre 404, quatrième étage. En arrivant en haut, vous vous présentez au bureau des infirmières. L’ascenseur est là, sur votre gauche. Bon après-midi.
Cloé appelle l’ascenseur, mais au moment où il arrive, elle bifurque vers les escaliers. Peut-être pour gagner du temps. Retarder l’échéance.
Au quatrième, essoufflée par cette ascension difficile, elle part à la recherche du fameux bureau des infirmières.
D’emblée, Cloé est choquée. Autant l’extérieur et le hall d’entrée sont accueillants, autant l’étage est sordide. Carrelage fissuré, peinture écaillée sur les murs, plafonds délabrés. Et ces effluves infâmes, mélange de soupe réchauffée et de désinfectant, qui lui soulèvent le cœur… Quel endroit abject !
Elle s’arrête devant l’office, s’éclaircit la voix pour signifier sa présence. Deux infirmières discutent autour d’un café et l’une d’elles s’approche de Cloé sans prendre la peine de cacher qu’elle dérange.
— Je viens voir Lisa Beauchamp.
— Élisabeth ? Vous êtes de la famille ?
Regard suspicieux.
— Je suis sa sœur.
— Votre visite n’était pas prévue…
Depuis quand faut-il prendre rendez-vous pour visiter sa sœur ?
— Elle est dans sa chambre ?
— Évidemment ! Où voulez-vous qu’elle soit ? C’est au bout du couloir, chambre 404.
L’infirmière retourne à son café, Cloé à son douloureux pèlerinage.
Le bâtiment est surchauffé, elle s’éponge le front avant d’arriver au point de non-retour. Après une profonde inspiration, elle frappe à la porte et entre sans attendre la réponse.
De toute façon, il n’y en aura pas.
Cloé reste clouée sur le seuil.
Lisa… Posée sur un vieux fauteuil en skaï, la tête penchée sur le côté, le regard perdu dans le vague, les lèvres entrouvertes.