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— C’est ce que j’ai cru, avoue-t-elle.

— Et pourquoi feraient-ils une chose pareille ? Elle ne les embête pas, elle ne bouge jamais ! Elle ne se plaint jamais.

Il dit vrai. Mais les images de l’après-midi la hantent.

— Excusez-moi, murmure enfin Cloé. Je ne voulais pas vous blesser, mais quand je l’ai vue, aujourd’hui… Et cette chambre, tellement laide…

— Nous ne pouvons pas faire mieux, Clo, répète son père. Si ça continue, nous allons être obligés de vendre la maison pour payer. Et chaque soir, nous avons du mal à nous endormir car nous sommes inquiets pour son avenir. Que va-t-elle devenir après notre mort ? Tu peux me le dire ?

— Je m’occuperai d’elle, assure Cloé d’une voix à peine audible.

— Ah oui ? Comme tu t’es occupée d’elle jusqu’à présent ?

Cloé relève enfin la tête.

— Je te dis que je m’occuperai d’elle, papa. Et je… je m’excuse.

D’avoir gâché votre existence. D’avoir transformé vos nuits en cauchemar.

— Si vous saviez comme je pense à elle… Comme je m’en veux.

Mathilde hésite, prend finalement Cloé dans ses bras.

— Il ne pense pas ce qu’il dit. Ce n’est pas ta faute, ma chérie.

— Si. J’étais avec elle, quand elle est tombée… C’est moi qui l’ai emmenée là-bas.

Elle s’attend à être rejetée par sa mère. Bannie définitivement de cette maison.

Mais Mathilde continue de la serrer dans ses bras.

— J’ai tellement eu peur que j’ai menti. Je pensais que…

Cloé éclate en sanglots, essaie de finir sa phrase. D’aller au bout de l’horreur.

— Je pensais que vous m’abandonneriez si je vous disais la vérité !

— Calme-toi, murmure Mathilde. Calme-toi.

— De toute façon, c’est trop tard pour pleurer, ajoute Henri.

Il retourne devant sa télévision, d’un pas lourd. Cloé reste un long moment dans les bras de sa mère. Laissant libre cours à ses larmes, retenues depuis si longtemps. Ne pouvant voir celles de son père. Versées si souvent.

Chaque jour, depuis vingt-six ans.

Je m’appelle Cloé.

Cloé Beauchamp.

J’ai 37 ans.

Et j’ai mis vingt-six ans à avouer mon crime.

Je crois que c’est grâce à l’Ombre que j’ai enfin trouvé le courage.

Je crois que j’ai changé.

Chapitre 23

La première nuit depuis vingt-six ans.

Où elle n’a pas entendu le hurlement de Lisa. Où elle ne l’a pas vue basculer dans le vide.

Cloé s’aperçoit qu’il est déjà 10 heures, se rappelle qu’on est vendredi et que ce soir Bertrand viendra la chercher. Pour la ramener dans sa vie. Dans les mâchoires de l’Ombre, peut-être.

Mais fuir ne sert à rien. Ce qui doit vous rattraper vous rattrape.

Même vingt-six ans après.

Les volets s’ouvrent sur un jour gris, un air froid qui la gifle.

Cloé a presque peur de rejoindre ses parents même si hier soir ils ne sont pas revenus sur le sujet. Percer ce monstrueux abcès leur a sans doute fait du bien. À eux, comme à elle. Pourtant, elle se sent si mal…

Elle a prévu de leur laisser un chèque en partant. Pour Lisa, bien sûr. Mais l’accepteront-ils ?

Après avoir enfilé une tenue décontractée, à la limite du négligé, elle attache ses cheveux et se décide à descendre. Sa mère est affairée à nettoyer les vitres. Constamment en mouvement, comme si ça l’empêchait de penser. Cloé connaît le problème. Courir, toujours. Pour éviter de s’arrêter et d’être englouti par les sables mouvants.

Réussir, toujours. Pour oublier qu’un jour on a échoué.

— Salut, maman.

— Bonjour, ma fille. Bien dormi ?

Une nuit horrible ; pas de chute dans le vide mais bien pire encore. Une fuite éperdue, l’Ombre à ses trousses. La mort, juste derrière elle, qui a tenté de la rattraper sans cesse.

Une nuit horrible, oui. Mais Cloé s’empresse d’assurer le contraire.

Mentir, encore.

— Je fais le ménage en grand aujourd’hui ! Ton ami vient ce soir, alors…

— Maman, ce n’est pas la peine !

— Mais si. Il reste du café, tu en veux ?

— Seulement si tu le bois avec moi.

Elles s’assoient dans la cuisine, ne trouvent pas les mots, ni même les regards qu’il faudrait.

— Papa n’est pas encore rentré ? s’étonne soudain Cloé.

— Non. Il a dû rencontrer une charrette !

— Tu sais, pour hier soir, je…

— Ne dis rien, prie Mathilde.

— Vous savez depuis quand ? interroge tout de même Cloé.

— Depuis le premier jour, avoue sa mère. Lisa ne serait jamais partie seule là-bas.

— Pourquoi… pourquoi vous ne m’avez rien dit, rien reproché ?

Mathilde fixe sa tasse de café, retenant ses larmes du mieux qu’elle peut.

— On pensait que… que ce serait mieux pour toi. Pour Juliette aussi. Et puis, c’était ma faute. Je n’aurais jamais dû te confier Lisa, tu étais trop jeune.

— Maman, je…

— Je sais que tu souffres, toi aussi. Je sais que tu n’as jamais voulu ça. Dans la vie, on fait des conneries. Surtout quand on est gosse. Certaines sont sans gravité, Dieu merci. D’autres… d’autres sont irréparables. Et il faut faire avec. Il faut vivre avec ça. On n’a pas le choix.

Tout est dit, sans doute.

— À défaut de pouvoir te dissuader de briquer la maison, je vais t’aider, propose Cloé.

— Tu es là pour te reposer, rappelle sa mère.

— L’esprit… Me reposer l’esprit, précise Cloé.

Elles restent un moment encore devant leur café, sans plus échanger un seul mot. Jusqu’à ce que la sonnerie du téléphone les fasse sursauter.

Les urgences sont quasiment désertes. Cloé et sa mère sont assises dans la salle d’attente.

Aucune information précise. Juste que son père a eu un accident. Qu’il est en vie, qu’on s’occupe de lui.

Déjà une heure et demie que le téléphone a sonné. Que la peur et l’espoir se mêlent, s’entrechoquent, s’affrontent en un combat régulier.

Cloé regarde par la fenêtre. Une ambulance vient se garer à l’entrée, les brancardiers livrent leur colis et repartent. Elle consulte sa montre pour la énième fois.

Un médecin arrive, elle se lève d’un bond, aussitôt imitée par sa mère.

— Madame Beauchamp ?

Ces instants si particuliers. Où tout peut basculer, encore.

— Comment va mon père ?

Le visage du jeune interne est indéchiffrable. Cloé, pourtant, a déjà compris.

Réanimation, coma irréversible, paralysie… L’histoire se répète, forcément.

— Il est hors de danger, annonce enfin le médecin.

Cloé ferme les yeux, un sourire illumine son visage.

— Mais qu’est-ce qu’il a ? s’écrie Mathilde.

— Il a fait une chute. Il est encore choqué, mais ça va aller. Vous pouvez le voir quelques minutes, si vous voulez.

Elles lui emboîtent le pas, dans un dédale de couloirs. Transféré dans les étages, Henri se repose désormais dans une chambre. Un énorme bandage sur le crâne, une perfusion dans le bras. Il est relié à une machine qui surveille son pouls, sa tension. Il a les yeux ouverts, les traits tirés.

— C’est un promeneur qui l’a trouvé, indique le médecin. Il est tombé dans un ravin, d’après ce que j’ai compris. Ne restez pas longtemps, il ne faut pas le fatiguer.