Cloé marche lentement, tout au bord de la rivière, étrangère aux bruits, à l’agitation, à la vie.
De temps en temps, elle jette un œil derrière elle. Bien sûr, elle ne le verra pas. C’est lui qui choisit de se montrer ou pas. Lui qui décide. Qui mène ce jeu de massacre à sa guise.
Elle, n’est qu’un pion, une proie, un gibier.
Sa chose, déjà.
Elle a fui sa maison alors que midi sonnait. N’a pas songé une seule seconde à rejoindre le bureau, ni même à appeler Pardieu. Qu’ils aillent au diable.
Par contre, elle a laissé plusieurs messages à Bertrand et attend désormais qu’il la rappelle.
Il viendra la prendre dans ses bras. La rassurer, l’apaiser. L’aimer.
Elle a pris sa voiture, sans destination précise. A roulé un moment et s’est retrouvée là par hasard. À moins que ce soit lui, encore, qui l’ait guidée jusqu’ici.
Qu’a-t-elle fait pour mériter ça ? Quelle faute a-t-elle commise pour se voir infliger un tel châtiment ?
Elle s’assoit sur un banc, regarde passer une péniche chargée jusqu’à la gueule.
J’ai tué Lisa. J’ai détruit ma petite sœur, ma propre sœur. Elle que je devais protéger.
Alors, j’ai forcément mérité de souffrir.
Alexandre a finalement pris la fuite. Besoin d’air. Urgent.
L’image de Laval sur son lit d’hôpital, ou lit de mort, refuse de s’estomper. Elle crève l’écran de ses pensées. S’impose en relief, en couleurs, en horreur.
Il stoppe la voiture, descend directement sur les bords de Marne.
Marcher, respirer.
Rien ne le soulagera, pourtant. De sa faute, de sa peine, de sa souffrance.
Il avance, tel un robot, une effroyable rengaine en tête.
C’est alors que le choc se produit.
Cette femme, qui semble aussi perdue que lui. Assise sur un banc.
Gomez s’immobilise. Elle ressemble tellement à…
Est-ce qu’il rêve ? En est-il au stade des hallucinations, déjà ?
Un signe ? Un message ?
L’inconnue se lève, prend son sac et se dirige droit sur lui d’un pas lent. Sans même le voir.
Mais au moment où ils se croisent, leurs regards s’effleurent. Leurs yeux sont lourds, leurs malheurs proches, il le sent.
Gomez se retourne tandis qu’elle s’éloigne. La ressemblance avec Sophie est si frappante qu’il manque défaillir.
Mais ce n’est pas Sophie.
Juste son ombre.
Il est presque 18 heures lorsque Bertrand sonne à la porte ; même s’il a les clefs, il préfère s’annoncer. Cloé ouvre rapidement, se réfugie dans ses bras.
— Je suis heureuse que tu sois là… Tu m’as manqué, murmure-t-elle.
Il caresse ses cheveux, l’embrasse dans le cou. Elle ferme la porte, prend soin de tourner les verrous.
— Ça va ? s’enquiert Bertrand.
Elle n’a rien voulu lui dire par téléphone, mais il a bien senti qu’elle allait mal.
Cloé ne répond pas, l’enlace à nouveau.
— Ça s’est mal passé au boulot ?
— Je ne suis pas allée travailler, avoue doucement Cloé.
— Ah bon ? Pourquoi ? Tu es malade ?
Elle prend sa main, l’entraîne dans le salon.
— Tu veux boire quelque chose ? propose-t-elle.
— Oui… Mais dis-moi ce qui ne va pas, d’abord.
Cloé inspire profondément, ne le quitte pas des yeux tandis qu’il ôte son manteau.
— Je veux bien te le dire, si tu promets de ne pas t’énerver.
Elle prend une bouteille de whisky, lui sert un verre.
— Je t’écoute.
— Il est venu ici, cette nuit.
Le visage de Bertrand accuse le coup. Mais il garde le silence, attendant la suite.
— Il a déposé un objet dans ma chambre, pendant que je dormais. Un collier.
— Tu veux dire que tu as trouvé une sorte de… cadeau ?
— Non. C’est un de mes bijoux. Hier soir, je suis allée chez Carole. J’ai cherché ce collier partout. Je voulais le mettre. Tu sais, celui en or blanc, que je porte souvent.
— Et alors ?
— Alors, impossible de mettre la main dessus. J’ai tout remué dans la maison. Et ce matin, il était là. Posé sur ma table de chevet, bien en évidence. En forme de cœur.
Bertrand regarde ailleurs, quelques secondes. Ce qu’il voit en face de lui est peut-être insupportable.
— Tu ne me crois pas, c’est ça ?
Il boit deux gorgées de whisky, pose son verre sur la table basse.
— Si, je te crois, assure-t-il. Mais on parlera de ça plus tard.
Elle voit dans ses yeux qu’il n’est pas venu parler. Qu’il a envie d’autre chose.
Envie d’elle.
Il vient de s’enflammer, d’un seul coup. Elle aussi a dû lui manquer, même si ce n’était qu’une nuit. Tant de temps à rattraper.
Il la prend par la taille, la soulève du sol, la fait tourner dans les airs. Cloé se met à rire.
Jamais elle n’aurait pensé rire aujourd’hui.
L’Ombre expire, vaincue par quelque chose de bien plus fort que la peur ou le doute. L’impérieux désir balaye tout sur son passage, écrase tout de sa puissance. Cloé n’a pas bu d’alcool, elle est pourtant déjà ivre. De lui, de ce qui les unit, les enchaîne.
Leur danse se termine sur le canapé, habitué à leurs étreintes. Il ne dit pas un mot, comme souvent. Ne prend même pas le temps de la déshabiller. Juste ce qu’il faut. Elle ferme les yeux, les rouvre, éblouie par une lumière trop puissante.
Lui.
L’impression que ses mains sont électrifiées, qu’elles attisent des milliers d’étincelles sur sa peau, plantent des centaines d’hameçons dans sa chair. Plus une parcelle de vide en elle.
Deux. Un seul et même corps.
Cloé oublie son nom, son passé, sa vie. Les ombres. Tout ce qui n’est pas lui. Unique régent d’un pays conquis, asservi et docile.
Les braises rougeoyantes se transforment en brasier, en incendie.
Une fournaise, proche de l’enfer. Puis un grand froid, proche de la mort.
Ils restent de longues minutes enlacés, terrassés.
Jusqu’à ce que Bertrand la lâche enfin. Cloé a l’impression de couler dans une mer australe.
Il est assis près d’elle, pourtant. Elle pose son front sur son épaule, caresse sa nuque.
— J’aimerais qu’on ne se sépare plus, murmure-t-elle. J’aimerais qu’on vive ensemble…
Il plonge ses yeux dans les siens, laisse passer les interminables secondes. Celles qui forgent l’incertitude.
— Tu veux bien ? implore Cloé.
Elle a déposé les armes, ressemble à une petite fille.
— Nous deux, c’est fini, assène Bertrand d’une voix atone. Terminé.
Un long poignard s’enfonce dans le ventre de Cloé. Jusqu’à la garde.
— Je te quitte.
Il se rhabille, sans empressement. Enfile son manteau.
Cloé le regarde s’en aller, incapable de la moindre parole. Difficile de parler avec une lame qui vous traverse de part en part.