Les yeux se referment, le froid s’accentue.
C’est ça, la mort ? Où je suis ?
Pas encore, Cloé. Ce n’est pas toi qui décides…
Désobéissant à la voix, elle repart dans les eaux calmes, profondes et noires.
Les paupières se soulèvent à nouveau.
Faible conscience de son corps. Juste qu’il tremble et que le froid se repaît de ses chairs.
Cloé revient à elle dans un hurlement atroce. Son cœur est une douleur. Il essaie de battre, il se bat. Ses mains touchent quelque chose de glacial, d’humide.
Elle met plusieurs minutes à comprendre qu’elle se trouve dans une baignoire. Sa baignoire.
Que sa peau ruisselle d’eau.
Le jet de la douche martèle ses jambes, son ventre. Elle tente de se lever pour échapper au supplice, retombe lourdement.
Arrêter cette torture.
Elle parvient enfin à atteindre le robinet. Ses sens s’éveillent, lentement. Ses yeux reconnaissent ce qui l’entoure. Sa robe traîne sur le carrelage de la salle de bains, le plafonnier est allumé. Cloé parvient à s’extirper de la baignoire, s’affale par terre.
Elle est en vie, en pleure.
Elle attrape une serviette, s’enroule dedans, grelotte de plus en plus. Ses dents s’entrechoquent.
Non, non, non !
Son cerveau sort du néant, elle tape du poing sur le mur. Jusqu’à saigner.
La douleur lui rappelle qu’elle est vivante. Les mots reviennent, toujours aussi cruels.
Nous deux, c’est fini. Terminé. Je te quitte.
Ses yeux hagards cherchent l’explication. Le pourquoi. Le comment.
Elle se souvient. La chambre, les cachets, les bras en croix.
Le tonnerre, les paupières qui se ferment.
Elle n’a pas pu arriver là toute seule. Se déshabiller, entrer dans la baignoire.
Pas encore, Cloé. Ce n’est pas toi qui décides…
Maintenant, elle sait au moins une chose : l’Ombre ne veut pas sa mort. L’Ombre veut qu’elle vive.
L’Ombre commande.
Et Cloé n’a même plus le choix de fuir. De mourir.
Aucune échappatoire.
Elle se remet à pleurer, meilleure façon de se réchauffer.
Il veut que je vive.
Pour me tuer de ses propres mains.
Vomir ses tripes, se retourner les entrailles jusqu’à cracher du sang.
À genoux, la tête dans la cuvette des chiottes. Voilà le cauchemar d’un petit matin blême.
Voilà à quoi ça a servi.
Échec et mat.
Cloé se remet debout, tire la chasse. Penchée au-dessus du lavabo, elle se rince la bouche.
Lorsqu’elle relève la tête, elle percute son reflet dans le grand miroir. Paupières enflées, joues creusées et teint blafard. Elle est effrayante. Une seconde durant, elle se dit que si elle débarquait avec cette tête chez Bertrand, il y aurait une chance qu’il s’apitoie sur elle. Une chance qu’il la reprenne.
J’ai voulu mourir pour toi, mon amour. Tu vois ?
Cloé ferme les yeux. Elle se fait horreur. Se déteste, comme jamais elle n’a détesté personne.
Elle titube jusqu’à la chambre, se glisse à nouveau sous l’édredon. Le P38 est posé sur l’oreiller d’à côté. Là, tout près d’elle. Bien sûr, ce serait plus sûr et plus rapide que les somnifères. Ses doigts effleurent la crosse.
Plus envie de vivre, plus envie de mourir.
Paradoxe de l’errance.
Peut-être que le courage l’a abandonnée. Peut-être qu’elle s’abandonne à la volonté de l’Ombre.
Nous deux, c’est terminé. Je te quitte.
— Bertrand, mon amour…
Les larmes coulent doucement.
— Pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi tu veux plus de moi ?
Le chagrin et cet affreux sentiment de rejet ont presque terrassé la peur.
Peur de l’Ombre.
Tout l’insupporte, plus rien ne lui importe.
Qu’il vienne, maintenant.
Qu’il fasse ce qu’il veut de moi.
Tu pensais pouvoir m’échapper ? Tu croyais avoir le choix ?
Encore une erreur, mon ange…
Mais tu n’arrêtes pas d’en commettre, de toute façon !
Il faudra du temps pour que tu comprennes. Du temps pour que tu acceptes.
Ce jeu a des règles. Elles sont simples.
Je commande, tu obéis.
J’ai passé une chaîne autour de ton cou, je t’emmène où je veux.
Plus tu résistes, plus je t’étrangle.
Tu ne décides plus de rien. Le seul maître des événements, c’est moi.
Quand le comprendras-tu enfin ?
Même ta mort m’appartient.
Je suis ton destin, mon ange.
Chapitre 30
Mercredi matin, il est 6 h 30.
Je m’appelle Cloé ; Cloé Beauchamp.
Je suis en vie. Et je suis seule. Affreusement seule.
J’ai 37 ans. Et cette nuit, j’ai voulu mourir.
Cloé avale un café. Un de plus. Il faudrait pourtant éviter la caféine, son cœur refusant de se calmer. Elle ingurgite ses pilules, puis attrape son portable, découvrant plusieurs appels en absence. Un instant, l’espoir renaît.
Il ne meurt jamais vraiment. Stupide allié de l’instinct de survie.
Mais Bertrand n’a pas appelé.