Lutte acharnée pour ne pas pleurer.
— Mais moi je t’aime !
Il soupire, finit son verre.
— Je ne voulais pas te faire souffrir, prétend-il en retour. Je ne crois pas que tu m’aimes. Tu as mal parce que c’est moi qui ai décidé de la rupture. Et que tu n’as pas l’habitude qu’on te largue.
— C’est faux !
— Non, Cloé. Je te connais mieux que tu ne le penses…
Il se lève, signe que la discussion est terminée.
— J’ai tenté de me suicider quand tu es parti.
Dernière cartouche. N’importe quoi pour le faire flancher. Elle mourra de honte plus tard.
— Arrête tes conneries, Cloé. Tu as l’air parfaitement en vie…
Elle lui envoie un regard où se mêlent rage et désespoir.
— Tu regrettes que je m’en sois sortie ?
— Va-t’en, maintenant. Je ne veux pas en entendre plus.
— J’ai essayé de me tuer, répète-t-elle. Parce que tu m’as quittée.
Il pose ses mains sur ses épaules. À ce contact, elle est foudroyée.
— Eh bien tu as eu tort de faire ça, dit-il. Je n’en vaux vraiment pas la peine, je t’assure. Alors maintenant, tu rentres chez toi et tu m’oublies. D’accord ?
Chapitre 31
Maillard fait une gueule d’enterrement. Pourtant, le Gamin n’est pas encore mort.
Alexandre, assis en face de lui, attend patiemment qu’il vide son sac.
— Alex, je sais que le boulot, c’est important, pour toi. Je sais ce que tu traverses, mais…
— Non, tu ne sais pas, rectifie le commandant.
— OK, mais disons que j’imagine ce que tu vis depuis que Sophie est morte. Et même si ce job est tout ce qu’il te reste, je pense que tu dois faire une pause.
— Tu penses ?
— Je t’ordonne de faire une pause, précise le divisionnaire. Vu tes états de service, l’IGS veut interroger Laval avant de prendre la moindre décision. À condition, bien sûr, que le môme se réveille. Ce que nous espérons tous.
— Je leur ai pourtant tout dit, confie Alexandre. Quand ils sont venus à l’hosto, je suis passé aux aveux complets. Un mea culpa d’anthologie ! Que leur faut-il de plus ?
— La version de Laval. On a décidé de te mettre au vert en attendant. Je t’ai préparé une feuille de congés, tu vas la signer. Et s’il le faut, tu enchaîneras avec un arrêt maladie.
— Je vois. Pourquoi ne pas plutôt me révoquer ? Ce serait plus clair !
— Je n’ai pas l’intention de virer mon meilleur flic. Tu dois seulement te reposer et digérer tout ce qui te tombe dessus. Villard assurera l’intérim pendant ton absence.
— Parfait, je vois que tu as tout prévu.
Gomez signe la feuille, jette le stylo et se dirige vers la sortie. Maillard se lève d’un bond.
— Alex ! Écoute… Je n’ai pas le choix. Je t’ai toujours soutenu, mais là, je ne vois pas d’autre solution. C’est la meilleure que j’ai trouvée pour le moment. Et je suis certain que tu reviendras parmi nous.
Alexandre claque violemment la porte, le divisionnaire retombe dans son fauteuil.
Tu rentres chez toi et tu m’oublies.
Bien sûr. C’est tellement simple. Tellement facile. Tellement ignoble.
Le compteur de la Mercedes ne franchit pas les trente kilomètres à l’heure. Pas évident de distinguer la route au travers d’un rideau de larmes.
Je ne t’ai jamais aimée. J’ai tourné la page.
Crochet du droit, uppercut du gauche. L’adversaire au tapis.
Cloé pensait qu’il y avait une chance. Que tout était encore possible, qu’elle allait gagner.
Elle est sûre désormais que tout est perdu. N’a toujours pas compris pourquoi.
Ça n’a pas de sens.
Bertrand n’a pas voulu l’écouter. Les flics non plus.
Solitude totale, isolement complet.
Elle s’effondre sur le canapé et attend, résignée, une nouvelle crise de larmes. Les yeux dans le vague, le cœur sur la touche.
Je ne t’ai jamais aimée. Ça résonne drôlement dans sa tête, comme si son crâne était vide. Pourtant, elle a plutôt l’impression que ça déborde.
— Connard ! Salaud…
Même l’insulter ne la soulage pas. Elle se lève, ses jambes manquent de la trahir. Elle ouvre les portes du bar, considère les bouteilles comme autant de possibilités.
Les vider, toutes ? Non, je ne vais pas recommencer…
Mourir pour lui. Pour lui prouver. Que moi, je l’ai aimé. Que moi, je l’aime toujours.
Ridicule. Il s’en moquerait complètement. D’ailleurs, est-ce que je l’aime vraiment ?
Tu as mal parce que c’est moi qui ai décidé de la rupture…
Elle s’empare d’une bouteille au hasard. La roue de l’infortune a désigné le gin. Ça devrait l’assommer. Elle remplit un verre à ras bord, hésite avant de l’avaler cul sec.
Une torture, un supplice qu’elle s’inflige. Sa main se cramponne à l’enfilade en noyer ; son regard se cramponne aux photos qui ornent le mur.
Son père et elle. Sa mère, son père et Juliette. Lisa, juste avant que…
Cloé fronce les sourcils. Ce n’est pas l’alcool. Pas déjà !
Elle attrape le dernier cliché, le ramène lentement vers elle.
Ce n’est pas Lisa, sur la photo.
Ce n’est plus Lisa. C’est un monstrueux cadavre avec des trous béants à la place des yeux, les chairs en putréfaction qui se décollent des os du crâne. Et un ignoble sourire.
Cloé lâche le cadre comme s’il était brûlant avant de se mettre à hurler.
Le frêle esquif approche dangereusement des rapides. Il tourne sur lui-même, tangue de plus en plus. Cloé n’a pas l’impression d’être dans un lit. Plutôt sur une barque qui menace de se fracasser dans le courant. Ses mains s’amarrent aux draps, ses yeux essaient de fixer le lustre suspendu au plafond, qui se balance et virevolte dans une tourmente imaginaire.
La bouteille de gin est vide. Jetée à la mer, sans message à l’intérieur.
Que pourrait-elle écrire ?
Au secours. À l’aide. Je ne sais plus où je vais. Je ne me reconnais plus.
Cloé entend de drôles de bruits. Ricanements qui se répètent à l’infini, cris déchirants qui emplissent sa pauvre tête.
Le bruit de son cœur qui défaille, aussi. Qui s’emballe sans trouver la pédale de frein.
Il faut les pilules du matin. Même si c’est le soir.
Vite, avant que son palpitant ne se fende comme un fruit trop mûr.
Elle tente de se lever, s’écroule sur le parquet. Elle ne ressent aucune douleur, s’engage à quatre pattes dans l’obscur couloir. Arrivée dans la cuisine, elle se redresse et attrape la boîte de médicaments. Deux au lieu d’une, ce sera plus sûr.
Elle se tient au mur pour rejoindre le salon. Peut-être faut-il boire davantage pour atteindre l’oubli ? Oublier qu’elle s’est fait larguer comme une merde. Oublier qu’elle est une cible.
Elle récupère le P38 sur le canapé, le brandit devant elle. Elle tient à nouveau debout, un peu par miracle, se met à rire. Un rire effrayant, sorti de nulle part.
— Tu crois que tu me fais peur ? Montre-toi, espèce de lâche ! Viens te battre ! Allez, viens !… T’es où ? Je sais que t’es là !
Elle cesse de rire, écoute le silence qui la nargue.
Imaginant un bruit dans son dos, elle pivote sur elle-même et appuie sur la détente. Le recul lui fait perdre son fragile équilibre, elle bascule en arrière.