Une infirmière, une nouvelle, lui demande de quitter le service, Gomez obéit. Il pousse la porte, s’engage dans le long corridor silencieux. Semelles de plomb, migraine d’enfer.
Dès qu’il met un pied dehors, il allume une clope, grimpe dans sa voiture et place le gyro sur le toit. Il a de la route à faire pour rejoindre Sarcelles, n’a pas envie de perdre du temps dans les embouteillages du matin.
Ces interminables minutes d’inaction où son esprit flirte dangereusement avec des abîmes aussi sombres que profonds.
Il préfère songer à cette inconnue qui lui rappelle Sophie.
Il préfère se persuader qu’elle a besoin de lui. Qu’il peut encore être utile à quelqu’un.
— J’ai bu un café avec Cloé cet après-midi.
— Et comment va-t-elle, cette chère Cloé ? s’enquiert Quentin.
Du bout des doigts, Carole dessine des figures imaginaires sur le torse imberbe de son amant. Des cœurs, comme si elle avait à nouveau 14 ans.
Ils se sont retrouvés chez elle, vers 17 heures, pour un bref mais voluptueux amour clandestin.
— Elle va mal, révèle Carole. De plus en plus mal… Franchement, elle me fait peur.
— À ce point-là ?
— Elle est toujours persuadée qu’un type la suit partout, qu’il rentre chez elle quand elle est absente ou même quand elle dort…
— C’est peut-être vrai ! souligne Quentin. Pourquoi ne la crois-tu pas ?
— Il faudrait que je t’explique en détail, mais son histoire ne tient pas debout, je t’assure ! Tu imagines un mec qui entre chez elle, sans effraction, et remplit son frigo ?
Quentin se met à rire, Carole a la décence de ne pas l’imiter.
— Évidemment, vu sous cet angle, c’est du délire ! Mais pourquoi mentirait-elle ?
— Je ne crois pas qu’elle mente. Je pense malheureusement qu’elle est persuadée que c’est la vérité.
— Merde… Parano aiguë ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Attends, on ne devient pas parano du jour au lendemain !
— Elle l’a toujours été un peu, affirme Carole. Toujours à voir des complots partout, à se méfier de tout le monde…
— Se méfier des gens, ce n’est pas être paranoïaque, rappelle l’infirmier.
— Je sais ce qu’est un parano, se défend Carole. Et je te dis qu’elle l’est. Ça m’inquiète, en tout cas. Elle est complètement à la dérive… Et en plus, pour couronner le tout, Bertrand l’a larguée.
— Aïe…
Quentin embrasse Carole sur l’épaule, puis se lève.
— Tu pars déjà ?
Il répond à son regard contrit par un sourire qui a quelque chose de désinvolte.
— Je serais volontiers resté plus longtemps, mais je prends mon service dans une heure.
Il ramasse ses vêtements, se dirige vers la salle de bains. Carole le suit, continuant à lui parler tandis qu’il prend sa douche.
— Qu’est-ce que je peux faire pour elle, à ton avis ? demande-t-elle.
— Hein ? J’entends rien !
Carole répète sa question, tout en laissant son regard profiter encore un peu de ce corps dont elle devient dépendante, chaque jour un peu plus.
— Il faudrait qu’elle aille consulter un psy, répond Quentin. Un bon, si possible. Je peux t’en indiquer un, si tu veux. Mais le plus dur, ce sera de la persuader d’y aller. Si elle n’a pas conscience de son problème, elle refusera.
Quentin sort du bac à douche, Carole lui tend une serviette.
— Merci… C’est ta meilleure amie, tu devrais pouvoir la convaincre, non ?
— J’ai déjà essayé, mais elle campe sur ses positions. Je suis même sûre que c’est pour ça que Bertrand l’a plaquée.
— Possible. Il a peut-être eu la frousse.
Il enlace Carole, l’embrasse dans le cou. Elle ferme les yeux, rêvant d’une prolongation.
— Toi, tu ne me laisseras pas tomber, hein ? murmure-t-elle.
— Jamais… Mais là, faut vraiment que j’y aille. Mes charmants malades m’attendent !
— Ils ont de la chance !
Il la regarde, interloqué.
— De la chance ? D’être internés dans un hôpital psychiatrique ?
— De t’avoir près d’eux toute une nuit…
Sera-t-il là ?
Dans l’ombre, sans aucun doute. À épier le moindre de ses mouvements.
Cloé désire pourtant une confrontation. Elle a envie que le chasseur se montre. Même si le duel final lui sera certainement fatal.
Cette envie est plus forte que la peur de l’avoir en face ou celle de succomber à la rencontre.
Elle ne supporte plus qu’il l’observe à son insu, à l’abri des ténèbres. Elle veut plonger ses yeux dans les siens. L’affronter, enfin.
Un ennemi de chair et de sang, avec un visage, une peau. Une voix et une odeur.
Alors qu’elle ne l’a jamais réellement vu, ils sont presque devenus familiers. Affreusement familiers. Liens étranges qui se tissent entre la victime et son bourreau.
Cloé coupe le contact et saisit le P38. Elle le glisse dans son sac avant de descendre. Le lampadaire est encore en panne, la rue baigne dans une inquiétante semi-pénombre.
Tout est devenu inquiétant, désormais. La moindre parcelle d’obscurité, le jour qui se lève sur l’inconnu, le plus insignifiant des bruits… Tel est le quotidien du gibier. Être une cible avant même d’être une personne. Se posant une question terrifiante entre toutes : comment me tuera-t-il ? Lentement ? Rapidement ?
Interminable agonie ou mort subite ?
Visiblement, il aime prendre son temps. Ce qui laisse présager le pire…
Cloé se dépêche de rentrer. Elle scrute le jardin, plonge une main dans son sac. Ses doigts se posent sur la crosse en métal. Rassurante.
Doucement, elle avance vers le perron. Malgré le froid humide, elle a l’impression de se consumer de l’intérieur. Elle s’instille une dose de courage. Même s’il est venu pendant son absence, il est déjà reparti. Envolé depuis longtemps.
Mais alors qu’elle pose son pied sur la première marche, elle le voit.
Pendant un quart de seconde, elle se demande s’il est vraiment là ou si elle a des visions.
Assis sur la rambarde en pierre, près de la porte, l’inconnu se lève. Il est immense, habillé en noir.
— Bonsoir, dit-il d’une voix caverneuse.
Chapitre 33
Cloé a l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre, elle suffoque.
Moment tant attendu, tant redouté.
Elle devine à peine son visage. Mais la faible lumière de la rue éclaire ses yeux. Terrifiants.
Règle numéro quatre : tirer à vue. Tirer pour tuer.
L’homme descend une marche, Cloé brandit le P38 devant elle.
Il se fige instantanément.
— Du calme !… Je m’appelle Alexandre Gomez, je suis officier de police. Lâchez immédiatement votre arme.
Tandis qu’il parle, il esquisse un simple mouvement du bras pour attraper quelque chose dans son blouson. Un flash aveuglant explose dans la tête de Cloé.
Tirer à vue. Tirer pour tuer.
Lui ou moi.
Elle appuie sur la détente. Mais rien ne se passe.
Gomez dévale les marches et, sans que Cloé ait le temps de comprendre comment, il s’empare du flingue.
— Vous êtes dingue ou quoi ?! hurle-t-il. Je vous dis que je suis de la police !