— À cause de mon inconscience, il est entre la vie et la mort. Ils lui ont coupé une jambe, il a pas mal de fractures et sans doute des lésions au cerveau… Il a 25 ans.
Cloé ne sait quoi lui dire. Elle le regarde se diriger vers la porte d’entrée sans réagir. Puis, soudain, elle s’élance à sa poursuite.
— Commissaire ! Ne me laissez pas seule. J’ai peur.
Gomez se retourne, lui sourit.
— Je suis seulement commandant. Fermez votre porte et calez le dossier d’une chaise sous la poignée. Ou allez à l’hôtel si vous préférez… Je suis un simple flic, rappelez-vous. Ni psy, ni garde du corps.
Il lui tend néanmoins une carte de visite.
— À la moindre alerte, n’hésitez pas. Mon portable est toujours allumé.
Elle prend la carte, la détaille longuement. Elle est étonnée d’y lire ses coordonnées complètes. Adresse, fixe et mobile.
— Merci, commandant Gomez.
— Je m’appelle Alexandre.
— Et… votre femme, vous êtes resté longtemps avec elle ?
— Dix-huit ans… Bonne nuit, Cloé.
Elle le regarde descendre les marches du perron puis tourne le verrou. Elle reste un moment adossée à la porte, un sourire triste s’éternisant sur ses lèvres.
Enfin, elle n’est plus seule.
Un nouveau joueur entre sur le terrain, s’immisce dans la partie.
Alors, tu crois être sauvée. Tu penses avoir trouvé un allié assez puissant pour me combattre…
Une fois de plus, tu te trompes, mon ange.
Rien ni personne ne se mettra entre nous.
Ça, je peux te le jurer.
Cette partie se joue à deux. Seulement toi et moi.
Que le meilleur gagne.
Et le meilleur c’est moi.
Chapitre 34
Installé dans le salon, avec pour seule compagnie un café et une cigarette, Gomez étudie une nouvelle fois les plaintes que son vieil ami lui a remises en début de journée.
Laura Paoli, la mystérieuse plaignante, en a déposé quatre, ainsi que trois mains courantes. De quoi passer en effet pour une emmerdeuse ou une timbrée de première catégorie.
Les faits remontent maintenant à environ quatorze mois, date à laquelle Laura s’est rendue pour la première fois dans ce commissariat des Yvelines.
Les faits… Un homme qui la suit dans la rue, en voiture ou à pied. Un homme qu’elle est incapable de décrire avec précision. Qui s’arrange pour être aperçu. Seulement aperçu.
Vêtu de noir, plutôt grand.
Plutôt maigres, les indices.
Des objets qui se déplacent à l’intérieur de son appartement lorsqu’elle s’en absente, voire pendant qu’elle dort. D’autres qui disparaissent pour réapparaître miraculeusement quelques jours plus tard. L’électricité coupée, puis le téléphone.
Aucun doute, cette Laura Paoli a vécu ce que Cloé Beauchamp est en train de vivre.
Un remake du même calvaire.
Le tout étant de savoir comment l’histoire se termine. Ça, le dossier ne le dit pas. Car aucune enquête sérieuse n’a été diligentée. Toutes les plaintes ont été classées, archivées.
Mais Gomez n’est pas un adepte des happy ends. Penchant naturel pour le pessimisme.
Il referme la pochette et se cale au fond du fauteuil. Son café refroidit, sa clope se consume.
Il connaît déjà son programme du lendemain. Retrouver cette Laura Paoli, si elle ne s’est pas enfuie aux confins d’une contrée sauvage, et l’interroger. Chercher quel est le point commun entre elle, célibataire d’une trentaine d’années, qui vit seule avec ses chats, et Cloé Beauchamp.
D’âge sensiblement différent, les deux victimes n’exercent pas la même profession et n’ont pas le même statut social, puisque Laura bossait à l’époque des faits dans un supermarché. Caissière contre future directrice générale d’une grande agence de pub…
Alexandre aimerait avoir une photo de cette fameuse Laura, histoire de savoir si elle était aussi jolie que Cloé.
Cloé… Dont il ne parvient pas à chasser le visage de son esprit. Qui vient se superposer, tel un calque, sur celui de sa chère défunte.
Les larmes arrivent sans qu’il tente de les retenir.
Une urne pleine de cendres. Voilà ce qu’il reste de toi. Ce qu’il reste de nous.
Ces cendres, que j’ai l’impression d’avoir dans la bouche, dans la gorge. Qui recouvrent le monde entier d’une immonde pellicule grise. Qui me font perdre le goût des choses, le goût de vivre. Mais le pire, peut-être, c’est la douleur. Qui se patine jour après jour.
Parce que je m’habitue à ton absence. Parce que j’ai peur d’oublier qui tu étais. Et qui je suis vraiment.
Sans toi, je ne suis rien, vraiment.
Cloé raccroche, attend un instant, puis compose à nouveau le numéro. Elle sait qu’il ne décrochera pas, son portable étant visiblement éteint. Peu importe ; elle ne se lasse pas d’entendre sa voix répéter le message enregistré sur le répondeur.
C’est tout ce qu’elle peut avoir de lui, désormais. Ces quelques mots qui ne lui sont pas destinés et qu’elle écoute en boucle. La chaleur et la gravité de ce timbre qui lui manque.
Voilà tout ce qui lui reste de Bertrand.
Trois fois qu’elle appelle, cette nuit. En numéro caché, bien sûr. Mais alors qu’elle attend, le cœur battant, ce fameux Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Bertrand, elle est surprise d’entendre la sonnerie puis Bertrand qui décroche aussitôt.
Sa vraie voix, comme un électrochoc.
— Allô ?
Son cœur escalade et dévale des pentes abruptes, un frisson agite la surface de sa peau.
— Allô ? répète Bertrand.
— C’est moi.
— Cloé ?
Elle croit l’entendre soupirer, mais il ne raccroche pas. C’est déjà ça.
— J’avais besoin de te parler, ajoute-t-elle.
— T’as vu l’heure ?
Cloé se raidit sur le sofa.
— Je voudrais récupérer mes clefs, dit-elle sèchement. Et le ticket de carte bancaire que j’ai laissé chez toi la dernière fois.
— Et tu m’appelles à minuit pour ça ?!
— J’ai des journées très occupées.
Il ricane, elle sent ses muscles se contracter plus encore.
— Tu pourrais me les rapporter ? poursuit-elle en mettant un peu de sucre dans son intonation. Je peux venir chez toi, si tu préfères…
— Ni l’un ni l’autre. Je déposerai tout dans la boîte aux lettres. Demain, sans faute.
Bêtement, elle n’avait pas songé à cette option.
— C’est si dur que ça de me revoir ?
— Non. Mais je crois que ça vaut mieux.
— Moi, j’aimerais bien te revoir. Ça… ça me ferait vraiment plaisir.
Elle regrette instantanément de se laisser aller de la sorte. De descendre aussi bas, une nouvelle fois.
— OK, répond Bertrand. Je passerai chez toi. Dis-moi à quelle heure.