Elle manque de hurler de joie, un sourire illumine son visage.
— Vers 20 heures 30, ça va ?
— Parfait. Bonne nuit, Cloé.
Il raccroche, elle laisse exploser son allégresse. Elle savait qu’elle finirait par lui manquer. C’était inévitable. C’était écrit.
On n’abandonne pas ainsi Cloé Beauchamp.
L’impression qu’il gèle. Que les draps sont mouillés, glacés. Que son cœur va exploser.
Les mains se crispent, les ongles s’enfoncent dans la chair. Des spasmes agitent ses jambes. Ses muscles sont contractés, ses mâchoires serrées, son souffle court.
Cloé se résigne. Elle s’extirpe des couvertures, sent le froid mordre sa peau à pleines dents. Vite, elle enfile son peignoir avant de plonger ses pieds dans les chaussons.
Arrivée dans la cuisine, elle se précipite sur la porte du placard. Celui qui contient les fameuses gélules contre la tachycardie, le ralentisseur du rythme cardiaque. Ses mains tremblent tellement qu’elle peine à ouvrir le tube.
Elle avale le médicament avec un grand verre d’eau et reste appuyée sur la paillasse.
Ses yeux se tournent vers la pendule ; 3 h 30 du matin.
Longue nuit d’insomnie.
Elle a une furieuse envie d’alcool.
Tout ce qui pourrait l’aider à dormir. Même un coup de massue sur la tête serait le bienvenu.
S’assommer, d’une manière ou d’une autre.
Elle a tellement envie de fermer les yeux, tellement besoin de dormir. Sauf que son corps refuse catégoriquement de plonger dans les bras de Morphée.
Elle rêve de somnifères, ayant déjà oublié qu’ils ont failli la tuer. À défaut, elle opte pour les calmants prescrits par le neurologue. Moins efficaces, certes, mais elle n’a pas d’autre choix.
Elle en prend deux d’affilée. Hésite une seconde, en avale deux de plus.
Après tout, il a dit que ce n’était pas très fort.
Au lieu de retourner dans la chambre, elle s’aventure dans le salon et s’arrête devant le bar.
Non, Cloé. Rappelle-toi : règle numéro un : ne plus jamais boire, toujours garder le contrôle.
Elle s’éloigne, revient. Comme attirée par un aimant.
— Un seul verre !
Avec les calmants, ça l’aidera à dormir quelques heures, peut-être.
Elle a déjà la bouteille à la main. Ce satané whisky.
Pas besoin de verre, autant boire directement au goulot. Quelques gorgées, pas plus.
Une de plus. Deux, trois…
Une horreur.
Elle range la bouteille, ferme la porte du bar à clef, s’essuie les lèvres sur la manche du peignoir. Elle se déteste, se trouve pitoyable.
Évitant les miroirs, elle retourne dans la chambre et se glisse sous la couette.
Des tremblements la secouent de la tête aux pieds. Ça dure encore d’interminables minutes.
Puis le petit miracle se produit. Son corps se détend même si son cœur continue de battre la chamade. La voilà à nouveau dans sa barque, portée par une brise légère et délicieuse. Elle sourit au néant.
Bertrand viendra, demain. Il me prendra dans ses bras. Il ne pourra pas résister, c’est sûr. Aucun homme ne peut me résister.
On sera deux, à nouveau.
La barque tourne de plus en plus vite. La brise légère se change lentement en tempête tropicale. En ouragan, en cyclone.
Au lieu de s’endormir, Cloé a l’impression de se réveiller, de s’éveiller. Ses sens sont en alerte, son cerveau tourne à la vitesse d’une centrifugeuse.
Puis le calme revient. Son esprit s’en va, doucement. Destination lointaine. Inconnue.
Un voyage elliptique, une boucle sans fin sur laquelle elle glisse. Puis dérape.
Ça dure des heures, elle ne s’en rend même plus compte.
Bertrand est là, remplacé aussitôt par ce flic au regard de fou. Par cet homme habillé de noir, et dont elle ne peut voir le visage. Elle hésite entre le rêve et la réalité, ne sachant plus si elle dort ou si elle est réveillée. Si ses yeux sont ouverts ou fermés.
Elle tourne, de plus en plus vite. Part, de plus en plus loin.
Si loin qu’elle n’entend pas la porte s’ouvrir.
Qu’elle n’entend pas non plus le bruit feutré des pas dans le couloir.
Si loin qu’elle ne voit pas l’Ombre surgir à l’entrée de la chambre.
— Bonsoir, mon ange…
Chapitre 35
Gomez n’a pas eu le courage de passer à l’hôpital.
À quoi bon, de toute façon ? Le Gamin entend-il ses longues prières, s’aperçoit-il de sa présence derrière cette vitre ?
Alexandre préfère plonger tête baissée dans son enquête. Cette histoire de fou.
Ça tombe bien ; il est en train de le devenir.
Sauver Cloé avant qu’il ne soit trop tard. Sauver quelqu’un, au moins.
Lui qui, ces derniers temps, sème tant de cadavres derrière lui.
Il sort de sa voiture, marche quelques mètres pour trouver le bon numéro. Maison très modeste dans quartier populaire de Sarcelles. Mitoyenne de celles des voisins, cernée par une forêt d’immeubles qui lui font méchamment de l’ombre. Une minuscule cour devant, avec trois pots de cyclamens qui font de leur mieux pour parodier un jardin.
Sur la boîte aux lettres, pas de Laura Paoli. Gomez appuie malgré tout sur la sonnette et patiente. Personne ne répond. Voilà une investigation qui démarre sur les chapeaux de roue !
Il se traîne jusqu’à la maison voisine, retente sa chance. Une vieille dame apparaît sur le seuil, en robe de chambre bariolée. Un marché aux fleurs à elle toute seule.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police judiciaire, madame !
Il exhibe sa carte au travers des volutes du portail. La mamie s’approche, prudemment.
— Je suis officier de police, j’ai quelques questions à vous poser.
— La police ? Mais qu’est-ce qui se passe ?
— Rien de grave, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez m’ouvrir, s’il vous plaît ?
— C’est ouvert… La serrure a cassé.
Gomez pousse le portillon, essaie de sourire à la propriétaire. Il sait qu’il est effrayant et, rien qu’à voir la tête de l’octogénaire, il comprend qu’elle est terrorisée. Il faut dire qu’elle est si petite et si voûtée qu’elle lui arrive quasiment à la taille.
Il a soudain l’impression d’être un géant hirsute. Sorte d’ours des cavernes mal léché.
— N’ayez pas peur, madame. C’est juste une enquête de voisinage… Si on rentrait ?
Elle hésite, Alexandre lui sourit à nouveau, frisant la luxation des zygomatiques. Manque cruel d’entraînement, courbatures garanties.
L’intérieur est sombre et pauvre, mais propre et délicatement parfumé.
— Je prenais mon petit déjeuner, vous voulez un café ?
— Volontiers, madame. Merci beaucoup.
Ajouter du miel dans sa voix, de la douceur dans ses gestes. La mettre en confiance.
— C’est joli chez vous, prétend-il.
Elle lui apporte son jus dans un grand bol, légèrement ébréché. Ils s’assoient autour de la table de salle à manger, recouverte d’une antique toile cirée à carreaux rouges et blancs. Des lustres que Gomez n’avait pas vu un truc pareil.
— Je suis à la recherche d’une femme que vous avez dû connaître : Laura Paoli.
— Laura ?
— Oui, votre voisine.
— Ancienne voisine, corrige la vieille dame. Elle n’habite plus ici depuis longtemps.