Vulgaire est le mot.
Il la fixe, elle a du mal à affronter son regard. Son fameux regard.
Insoutenable.
Il a un léger sourire sur les lèvres, presque imperceptible. On dirait qu’il se moque d’elle. Ou qu’il prépare un mauvais coup. Elle passe une main sur sa nuque bien trop tendue, en profite pour tourner la tête quelques instants.
L’impression que cette esquisse de sourire la juge, que ce regard la condamne.
Il ne bouge pas, ne semble même pas gagné par l’ankylose. Un bloc de pierre, imperturbable.
Il est entré de force chez elle, ne lui a pas laissé le choix. L’a obligée à s’asseoir là, lui a posé une question. Une seule.
Il guette la réponse, apparemment prêt à passer l’éternité assis en face d’elle.
— Putain, mais arrête de me fixer comme ça ! s’écrie-t-elle brusquement.
— Pourquoi ? Ça te gêne qu’on te regarde ? Je pensais que tu aimais ça, pourtant.
— Ça me gêne que tu me regardes ! T’es un taré, c’est pas vrai !
— Parce que je te regarde dans les yeux ?
— T’es là, tu parles pas, tu bouges pas, c’est tout juste si tu respires ! T’es un putain de robot ou quoi ? Si ça se trouve, t’es même pas flic !… C’est ça, ta carte, c’est du bidon ! Tire-toi ou j’appelle les flics, les vrais !
Elle est hystérique, il est de marbre. Il ne répond pas, comme s’il en avait déjà trop dit. Comme s’il économisait ses mots. Il se contente d’extirper de sa poche sa carte professionnelle et de la faire glisser jusqu’à elle. Elle détaille la photo et lit, machinalement : — Commandant Alexandre Gomez… Commandant, mon cul !
Toujours immobile, il continue à la dévisager, cherchant peut-être à lui traverser le crâne pour lire à l’intérieur de son cerveau. Mais y aurait-il quelques pages intéressantes à feuilleter ou seulement une pathétique succession de cases vides ?
Elle se met à gigoter sur sa chaise, comme si on lui avait glissé du poil à gratter dans le string. Une de ses jambes bat la mesure, ses doigts s’accrochent les uns aux autres.
Le bateau prend l’eau, le naufrage est proche. Imminent, même. Gomez sourit un peu plus franchement, histoire d’élargir la brèche.
— Tu devrais arrêter le café, dit-il. Et surtout la coke.
— Va te faire mettre, connard ! crache-t-elle en tordant affreusement sa bouche.
Elle n’a pas le temps de réagir, pas même le temps d’avoir peur. Il est déjà debout, l’a soulevée de sa chaise et clouée au mur. Ses pieds ne touchent plus le sol. Il faut dire qu’il est grand. Et doté d’une force colossale.
Elle arrête de respirer, hypnotisée par les yeux de fou qui sont encore et toujours fichés au plus profond des siens.
— Ne m’insulte pas ou je t’explose la gueule, c’est compris ?
Il a parlé calmement, sans élever la voix. Elle songe à se débattre. Hésite à lui répondre.
Il ne le fera pas, bien sûr ! Il n’a pas le droit. Il bluffe.
— Lâche-moi, enfoiré de flic de merde !
Il obéit, elle est surprise de toucher à nouveau terre. Plus surprise encore quand elle reçoit le choc en pleine figure. Une gifle qui ressemble à un coup de poing. Elle reste debout, un peu par miracle, lui jette un regard ébahi.
Il ne bluffait pas, finalement.
Arrive le deuxième coup, plus violent encore. Elle s’effondre.
— Mais arrête, t’es malade ! gémit-elle.
— Tu étais prévenue, répond-il simplement. Tu devrais écouter ce qu’on te dit.
— Merde… T’es complètement barge…
Elle est en train de se relever lorsqu’il la saisit par son tee-shirt et la remet d’office sur sa chaise. Elle saigne du nez, s’essuie avec sa main.
— Je vais porter plainte contre toi ! menace-t-elle sans grande conviction.
— Bien. Tu veux que je prenne ta plainte ? C’est mon boulot, après tout.
Elle reste interloquée une seconde, continue à éponger le sang qui coule de sa narine gauche avec une feuille d’essuie-tout qui traînait sur la table.
— Putain, t’es un malade mental…
— C’est ce que prétend la rumeur, en effet. Alors tu devrais répondre à ma question. Sinon, qui sait ce que je suis capable de te faire subir ensuite…
— Tu me fais pas peur ! prétend-elle. Il est bien plus dangereux que toi !
— Ça m’étonnerait. Mais si c’est le cas, tu n’auras pas le temps de le vérifier.
Elle relève les yeux sur lui, cherchant l’explication de cette phrase sibylline.
— Soit tu me dis ce que je veux savoir et je m’occupe de ce fumier de sorte que tu ne le reverras pas avant de longues années, soit tu continues à me faire perdre mon temps et je t’efface du paysage.
Elle se met à rire. Ses nerfs lâchent.
— Tu vas sortir ton flingue et me fumer, là comme ça ? rétorque-t-elle. Arrête de délirer, poulet !
— Non, je ne vais évidemment pas utiliser mon arme de service. Un couteau de cuisine fera l’affaire, je t’assure. Personne ne sait que je suis là, personne ne sera amené à me soupçonner. De toute façon, tout le monde s’en branle de toi. Tu peux crever aujourd’hui, ça ne dérangera personne.
Les pupilles de la jeune femme se dilatent. Elle remarque qu’il n’a pas quitté ses gants de cuir depuis qu’il est entré. Pas d’empreintes, pas de traces.
Elle a la bouche sèche, son cœur se dérègle. Il la fixe toujours, calmement.
— Tu as bien un couteau de cuisine, n’est-ce pas ?
— …
— Parfait. Alors, tu décides quoi ?
— Tu bluffes !
— Jamais. Je déteste jouer, je perds tout le temps.
Il se lève, ouvre un premier tiroir. Elle l’observe, trop estomaquée pour réagir.
— Mauvaise pioche ! ricane-t-il en brandissant une boîte d’allumettes. Quoique… Je peux foutre le feu à ta baraque pourrie en partant. Ça ralentira l’identification de ton cadavre.
Il fourre la boîte d’allumettes dans la poche de son jean, ouvre un second tiroir.
— Bingo !
Elle voit étinceler la lame, reprend enfin ses esprits. Elle se précipite vers la sortie, il la rattrape au moment où elle atteint la porte d’entrée.
Elle hurle, il plaque une main sur sa bouche.
Elle se débat, il lui met le couteau sous la gorge.
— Alors, tu as décidé quoi ? chuchote-t-il dans son oreille. Je te rappelle que la fuite ne fait pas partie des options possibles. Soit tu parles, soit tu crèves.
Elle continue de hurler sous le bâillon.
— Arrête de bouger comme ça, je vais finir par t’égorger accidentellement avant même de savoir si tu es prête à coopérer ou pas ! Ce serait idiot, non ?… J’essaie d’éviter les bavures, en général. J’ai horreur de la paperasse.
Il fait pression sur le manche du couteau, elle arrête de gesticuler. Il enlève sa main, elle cesse de crier.
Il sait qu’il a gagné. La peur est sa meilleure alliée même si elle reste une étrangère pour lui.
— Je sais pas où il est ! gémit-elle.
Dernier sursaut avant le grand plongeon dans le bain délicieux de l’aveu.
— Dommage. Dans ce cas, tu ne m’es d’aucune utilité. Bye bye…
— Non, arrête ! Je vais te dire… Arrête, merde !
Elle se met à pleurer, il soupire. Premier signe d’impatience depuis qu’il est entré.
— Je t’écoute.
— Il est…
Elle reprend sa respiration, sent la lame s’enfoncer légèrement dans sa gorge.
— Où ?