L’hôtesse à l’accueil se retourne pour pouffer discrètement.
— D’accord, suivez-moi, capitule le DRH.
Quelques minutes plus tard, ils sont dans le fameux bureau qui ressemble plutôt à une cage à poules depuis laquelle on a une vue plongeante sur l’immense palais de la surconsommation.
— Vous désirez un café ? propose Pastor qui transpire de façon excessive.
— Non, merci. Quand je regarde votre cravate, j’ai envie de gerber.
— Vous êtes toujours aussi désagréable ? s’indigne le DRH.
— Des fois c’est pire, je vous assure.
— Je vois… En quoi puis-je vous être utile ?
— Depuis combien de temps travaillez-vous ici ? attaque le flic.
— Ça va faire neuf ans.
— Parfait. Laura Paoli, ça vous rappelle des souvenirs ?
Le DRH se creuse la cervelle, qui tourne encore au ralenti vu l’heure.
— Licenciée il y a environ un an, ajoute Gomez. Bossait ici comme caissière.
— Peut-être… Je ne me souviens plus vraiment.
— Souvenez-vous, exige le commandant. Ou trouvez son dossier.
— Puis-je savoir pourquoi vous vous intéressez à elle ?
Alexandre sent les derniers millilitres de patience déserter ses veines.
— Je vais vous expliquer le concept : les questions, c’est moi qui les pose. Et vous, vous répondez. C’est simple, non ? Même un enfant de 5 ans comprendrait. Alors, si vous ne vous souvenez pas de Laura Paoli, allez chercher son dossier. Et vite.
— Ne soyez pas si agressif, monsieur ! s’offusque le DRH.
— Là, je ne suis pas agressif. Pas encore. Mais si vous insistez, ça pourrait venir.
Il accroche son regard dans celui, fuyant, du chef du personnel. Quinquagénaire pervers aux joues flasques et au bronzage artificiel, qui doit s’en donner à cœur joie pour terroriser son armée de caissières.
Le DRH réalise qu’il doit se débarrasser de ce grossier personnage au plus vite et se hâte de fouiller les dossiers suspendus dans l’armoire. Il finit par trouver celui de Laura, classé dans une boîte à archives.
Il l’ouvre sur le bureau, le parcourt rapidement. Gomez comprend que l’opération est superflue. Ce sale hypocrite se souvient parfaitement de Laura Paoli mais aurait bien aimé lui faire croire le contraire.
— En effet, elle a quitté nos effectifs il y a onze mois.
— Par quitté nos effectifs, vous voulez dire que vous l’avez balancée… Je traduis bien ?
— En effet, nous avons dû nous en séparer.
On dirait qu’il parle de son chien, attaché à un arbre sur la route des vacances.
— Puis-je savoir pourquoi ? continue Gomez.
— Licenciement pour faute.
— Des détails, je vous prie.
Le DRH feint d’éplucher le dossier. Tout pour ne pas affronter ce regard de dément.
— Nombreux retards, nombreuses absences injustifiées, erreurs de caisse.
— Pourquoi ?… Pourquoi ces retards, ces absences, ces erreurs de caisse ?
— Mais je n’en sais rien !
— Vous l’avez bien reçue avant de la lourder, non ? Vous avez dû lui poser la question !
— Peut-être… Sans doute. Je crois me rappeler en effet qu’elle arguait de problèmes personnels. Mais on ne peut pas admettre ce genre de choses. Les problèmes personnels, tout le monde en a.
— En effet ! s’amuse Gomez. Et avant cela, quel genre d’employée était-elle ?
— Normale, rien à redire, avoue Pastor.
— Il y a une photo dans le dossier ?
Le DRH opine de la tête.
— Montrez.
Alexandre découvre enfin le visage de Laura. Jolie brune avec un délicieux sourire. Il la dégrafe du dossier, la met dans sa poche.
— J’ai besoin d’en savoir plus, poursuit le commandant. Je dois interroger des collègues de travail qui la fréquentaient.
Le DRH devient aussi pâle que sa chemise.
— Je vais en avoir pour un moment, ajoute Gomez avec perfidie. Ça risque de prendre des heures. À moins que vous me disiez si elle avait des amis, ici. Des gens qui pourraient m’indiquer où la trouver aujourd’hui.
— Euh… En effet, je crois qu’elle était très liée avec Amanda… Mademoiselle Jouannet, une autre de nos hôtesses de caisse.
— Elle est là ?
— Je consulte le planning.
Le DRH clique sur sa souris, ouvre un tableau.
— Amanda… Amanda… Elle vient justement de prendre son service.
— Parfait. Faites-la monter.
— Impossible. Elle est à son poste, il faudra revenir lorsque…
— Faites-la monter, répète Gomez. Tout de suite.
Pastor songe une seconde à se rebeller face à l’attitude du flic. Appeler la sécurité, le bouter hors de ces lieux. Mais il préfère finalement éviter le scandale.
Un coup de fil plus tard, la fameuse Amanda débarque dans le bureau. La mine inquiète, visiblement angoissée d’être appelée chez ce négrier.
Gomez lui sourit et se présente. Puis il se tourne vers le DRH.
— Laissez-nous. Et fermez la porte en sortant, vous serez gentil.
Pastor hésite à protester, encore. Gomez lui marche quasiment sur les pieds. Il avance, le forçant à reculer jusqu’au couloir. Puis il lui claque la porte au nez et invite la caissière à s’asseoir tandis que lui s’approprie le fauteuil de Pastor.
— Détendez-vous, mademoiselle… Il doit pas être drôle tous les jours, celui-là ! plaisante le flic à voix basse.
Amanda lui sourit timidement.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! confie-t-elle. Un vrai nazillon !
— Bon, je recherche quelqu’un que vous connaissez et qui travaillait ici… Laura Paoli.
— Laura ?
— Vous êtes une de ses amies, non ?
— Ben oui, mais…
Amanda semble sidérée que ce type lui parle de Laura.
— Vous savez où je peux la trouver ? interroge Gomez.
La jeune femme hoche la tête.
— Eh bien, dites-le ! s’impatiente le commandant.
— Cimetière central, allée 14.
Cloé descend du bus, se tord une cheville. Tout va de travers depuis ce matin.
Elle s’élance sur le passage clouté, au milieu d’une foule compacte. Elle est en retard, encore. Carole l’attend dans leur restaurant favori pour un déjeuner en tête à tête. Elles se sont déjà vues la veille, mais Carole a insisté. Je voudrais te parler, ma chérie…
Tout en marchant, Cloé se remémore son effroyable matinée.
Elle est arrivée en salle de réunion avec quarante-cinq minutes de retard, a bafouillé quelques excuses avant de s’asseoir à côté du Vieux, comme à son habitude.
Elle se souvient encore de chaque parole. Chaque mot prononcé par Pardieu.
Mademoiselle Beauchamp ! Comme c’est gentil de vous joindre à nous ! Vous avez bien dormi, j’espère ?
Devant tout le monde. Devant tous les cadres de la boîte.
Humiliation publique, le pire des châtiments. Comment a-t-il osé ?
Le sourire en coin de Matthieu Ferraud, le directeur de la création. Ce jeune con imbu de sa personne. Et Martins qui buvait du petit-lait… Un cauchemar.
Fortement déstabilisée, Cloé s’est embrouillée en présentant les dossiers à l’ordre du jour. Mélangeant les noms, les chiffres, les dates. Portant aux yeux de toute l’assemblée son manque évident de préparation et de concentration.
Offrant le pitoyable spectacle de son incompétence.