Alexandre a congédié le chauffeur de taxi et patiente dans le grand salon.
— En attendant, je peux vous servir un café ou un thé ?
— Merci, ça ira, répond Gomez.
— Vous avez peut-être faim ? Vous n’avez sans doute pas eu le temps de déjeuner…
Il la toise avec un petit sourire en coin. Remarque qu’elle a fait un détour par la salle de bains pour se recoiffer et se remaquiller. Et même pour se changer. Elle a troqué sa tenue sage contre une qui l’est beaucoup moins.
— Je ne vais pas vous déranger, dit-il. Parlez-moi plutôt de Laura.
Elle se pose dans un fauteuil, juste en face du flic, lui adresse un sourire enjôleur.
— Pauvre Laura, soupire-t-elle en passant une main parfaitement manucurée dans ses cheveux épais. Elle n’était pas faite pour le bonheur…
— C’est quoi, le bonheur ?
La question la surprend, elle dévisage Alexandre avec curiosité mais détourne aussitôt son regard. Gomez a l’habitude. Très peu de gens y parviennent.
— Je ne sais pas… C’est fonder une famille, trouver un certain équilibre.
— C’est ça, votre conception du bonheur ? s’étonne le commandant.
— Eh bien… oui, pourquoi pas !
— Pourquoi pas, en effet… Alors, Laura n’était pas faite pour le bonheur ?
— Elle était instable. Elle avait raté ses études, était caissière dans un supermarché.
Elle vient de dire ça avec un soupçon de pitié et de dégoût. Comme si elle avait annoncé que Laura souffrait d’une maladie contagieuse.
— Je sais qu’elle était caissière, reprend Alexandre. Ce que je voudrais savoir, c’est comment elle est morte. Elle s’est suicidée, mais de quelle façon ?
— Elle s’est jetée par la fenêtre de son appartement, du sixième étage. C’est horrible…
Ce n’était donc pas un simple appel au secours. Plutôt un aller simple.
— Pourquoi a-t-elle mis fin à ses jours, à votre avis ?
Mme Paoli hausse les épaules, se penche en avant pour enlever une poussière imaginaire sur le bout de sa chaussure. Surtout pour mettre en valeur son profond décolleté. Gomez profite du spectacle et c’est soudain lui qui ressent une certaine pitié. Une bourgeoise émoustillée de se retrouver face à un flic aux allures de voyou.
Mais une femme qui doit sans doute souffrir, pour s’offrir ainsi au regard du premier venu.
— A-t-elle laissé une explication, une lettre ?
— Non, rien du tout. Mais elle était instable, je vous l’ai dit.
— Ça ne suffit pas à se foutre en l’air.
— Son petit ami l’avait quittée… Bon, c’était un minable, un loser, certes, mais je pense que ça l’a affectée de se retrouver toute seule. Et puis elle avait perdu son emploi et, pour vous dire la vérité, elle avait des problèmes psychologiques.
— Quel genre ?
— Elle était à moitié folle, je crois, chuchote Mme Paoli.
— Il y a quelqu’un d’autre dans cette maison ? interroge Alexandre.
— Pardon ?
— Est-ce que nous sommes seuls, ici ?
— Oui, nous sommes seuls… Mais pourquoi cette question, commandant ?
Ses yeux clignotent comme des sapins de Noël, Alexandre sourit.
— Alors pourquoi vous chuchotez ? murmure-t-il.
Mme Paoli s’éclaircit la gorge.
— Oui, pardon, je ne vois pas pourquoi…
— Alors, elle était à moitié folle ?
— Elle allait voir un psychiatre.
— Ça ne veut pas dire qu’elle était cinglée, souligne Gomez. Des tas de gens vont voir un psy, vous savez.
— Je sais, oui. Moi-même, j’y suis allée.
Elle vient de chuchoter à nouveau. Il rapproche légèrement son fauteuil du sien, adoucit son regard. Autant entrer dans son jeu en attendant le retour du père de famille.
— Et pourquoi donc, madame Paoli ?
— Eh bien… mon mari m’a trompée, vous savez…
Il l’aurait parié. Parié qu’elle lui livrerait un truc intime avant le premier quart d’heure de discussion.
— Ah bon ? Serait-il fou, lui aussi ?
Elle lui sourit, un peu embarrassée ; ses joues prennent une jolie couleur rose.
— Car il faut être fou pour tromper une femme telle que vous.
Mme Paoli a un petit rire idiot.
— Vous êtes gentil !
— Non, j’ai juste des yeux pour voir.
Elle ne s’attendait pas à ce que ça fonctionne aussi bien, aussi vite. Se sent soudain un peu dépassée par les événements.
— Donc, Laura voyait un psychiatre ?
Mme Paoli hoche la tête.
— Mais elle, elle avait vraiment un problème. Elle était paranoïaque, à ce que je sais.
— C’est grave, ça. Et qu’est-ce qu’elle s’imaginait ?
— Des tas de choses bizarres.
— Elle pensait qu’elle était harcelée par un inconnu ?
— Comment vous savez ça ? réplique-t-elle, médusée.
— Deviner, c’est mon métier. Lorsque je vous ai vue, j’ai deviné que vous aviez souffert.
— C’est vrai ? Vous êtes policier ou… ?
— Un bon flic, c’est un flic qui a de l’instinct. Donc, elle pensait qu’elle était harcelée par un inconnu, que quelqu’un voulait la tuer ?
— Tout à fait. Elle prétendait être suivie, tout le temps. Qu’on rentrait chez elle, qu’on lui volait des choses. Mais ce n’était pas un cambriolage ! Juste des objets qui disparaissaient ou changeaient de place. Elle est même allée porter plainte, plusieurs fois ! Mais vous le savez peut-être ? réalise Mme Paoli.
— Oui, je le sais. Et lorsqu’elle vous a raconté tout ça, comment avez-vous réagi ?
— On ne se parlait pas beaucoup, elle et moi. C’est à mon mari qu’elle s’est confiée. Il a compris qu’elle perdait les pédales, l’a persuadée d’aller voir un spécialiste… Vous n’avez pas trop chaud, vous ? Je trouve qu’il fait vraiment très chaud dans cette maison.
— C’est moi qui vous donne chaud, Lucie ? insinue Alexandre avec un sourire appuyé.
— Vous ? Mais… Comment vous connaissez mon prénom ?
Elle cherche ses mots, visiblement troublée. Prise à son propre piège.
— Il est sur la boîte aux lettres… Avec qui votre mari vous a-t-il trompée ?
— Une collègue de travail. Je l’ai surpris avec elle. Ici, en plus !
— Il n’est pas très malin, dites-moi ! Ça a dû être affreux, soupire Alexandre. Vous savez son nom ?
— Annabelle.
— Je parle du psy de Laura, corrige Alexandre.
— Ah… Je ne me souviens plus très bien. Mon mari me l’a dit, mais… C’est une femme, il me semble, qui a son cabinet dans le Val-d’Oise. Mais vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous vous intéressez tant à Laura ?
La porte d’entrée s’ouvre, le charme est immédiatement rompu.
— Voilà mon mari, annonce Lucie en enfilant un gilet sur son bustier.
Cloé reste quelques secondes pétrifiée. L’homme décolle ses fesses du capot de la Mercedes, se plante face à elle, bras croisés. Une vingtaine de mètres les sépare mais elle a déjà l’impression d’être tombée entre ses mains gantées de cuir. Alors, Cloé recule doucement.
Un pas en arrière. Un deuxième, sans en avoir l’air.
Il la fixe, derrière ses lunettes de soleil. Un foulard cache son menton et même sa bouche.
C’est lui, aucun doute.
Lorsqu’il s’avance, Cloé tourne les talons et s’élance sur le chemin de terre. Elle court, aussi vite qu’elle peut, se met à hurler. Au secours ! À l’aide !