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— Un appart, dans le 94. À Créteil, rue de la Fraternité… Au 29.

— Seul ?

— Oui… oui !

Il la repousse sans ménagement. Elle percute une chaise, s’affale sur le tapis.

— Si tu m’as menti, je reviens. Si tu dis un mot à qui que ce soit de notre petite conversation, je reviens aussi. Compris ?

— Oui… Je t’ai dit tout ce que je savais !

— Parfait. Merci d’avoir coopéré avec les forces de l’ordre, mademoiselle.

Avant de quitter la maison, il lance le couteau de cuisine en direction de la jeune femme. L’arme se plante dans le canapé, à quelques centimètres de son visage ; elle se ratatine contre le sofa.

— Je manque d’entraînement ! constate le flic en souriant. Et je ne plaisantais pas, tu sais… Tu devrais vraiment arrêter la coke ! Bonne journée, chérie.

Chapitre 5

Elles sont attablées à la terrasse couverte de leur café préféré, situé à mi-chemin entre la tour où travaille Cloé et l’usine de Carole. Autrement dit l’hôpital.

Elles aiment se retrouver là quand elles n’ont pas le temps de déjeuner. Parfois pour un simple quart d’heure.

Le chauffage au gaz offre une température tropicale sur deux mètres carrés de banquise. Un thé, un café crème. Et sur les lèvres de Cloé, un sourire qui refuse de s’estomper. Celui du triomphe. Carole l’observe avec un mélange de tendresse et d’envie.

— Tu planes, non ?

— Le septième ciel, ma chérie !

— Je suis heureuse pour toi. Et fière aussi. Mais je savais que tu y parviendrais.

— Directrice générale ! Tu imagines ?

Carole boit une gorgée de thé, va pour ajouter du sucre, se retient au dernier moment. Mauvais pour la ligne.

— En tout cas, faut que tu files droit jusqu’au jour J.

— C’est sûr, j’ai pas intérêt à déconner. Si près du but, je ne me le pardonnerais jamais.

Cloé ne sourit plus. Comme si elle venait à peine de réaliser que son rêve est à portée de main. Seulement à portée de main. L’oiseau pourrait encore s’envoler, là au dernier moment.

Un homme passe devant la terrasse, son regard s’attarde sur les deux jeunes femmes.

Non, seulement sur Cloé, Carole a appris à ne plus se raconter d’histoires. Quand elles sont ensemble, elle devient invisible, translucide. Cloé capte toute la lumière, toutes les attentions. Elle emplit tout l’espace, ne laissant que les miettes en pâture aux autres.

Il en a toujours été ainsi. Pas seulement parce qu’elle est d’une grande beauté. Plutôt parce qu’elle dégage quelque chose de singulier. Une aura à nulle autre pareille, un charme ravageur, une force incroyable. Elle existe aux yeux de tous, ne peut passer inaperçue, se fondre dans la foule des mortels. Dotée de quelque chose d’unique. De rare. Quelque chose que Carole a toujours rêvé de posséder.

Un phénoménal pouvoir d’attraction.

Elle aurait tant aimé que cet homme la remarque. Juste pour se sentir exister. Mais il ne l’a même pas vue, trop obnubilé par Cloé.

Quand elles avaient 16 ans, il en était déjà ainsi. Cloé Beauchamp, élève brillante, surdouée. Drôle, pleine d’esprit et de grâce. Aussi forte en maths qu’en sport.

Parfaite, accomplie, épanouie.

Cloé, future directrice générale de la filiale française d’une holding de marketing et publicité.

Cloé, qui a rencontré le prince charmant il y a quelques mois à peine alors qu’elle sortait d’une histoire d’amour ratée qui aurait dû la confiner au célibat pendant de longues années.

Cloé, que tous les hommes désirent.

Cloé, Cloé, Cloé… Centre de l’univers, soleil flamboyant autour duquel tournent de pathétiques satellites.

C’est ça, je ne suis qu’un satellite de Cloé. Une pitoyable planète plongée dans son ombre. Elle est une déesse, moi une pauvre adepte. Autant dire rien.

— À quoi tu penses ? interroge Cloé en terminant son café.

— À toi, répond Carole. À toi, ma chérie…

Le museau de fouine de Nathalie apparaît à l’entrée du bureau.

— Excusez-moi, je voudrais faire un point sur vos rendez-vous.

— Entrez, répond Cloé. Asseyez-vous.

L’assistante s’exécute et ouvre l’agenda de sa supérieure hiérarchique.

Oui, non. Repousser, annuler, confirmer.

Cloé a la tête ailleurs. Bien au chaud dans la nacelle d’une montgolfière, elle observe le monde depuis les cieux. Magique. Enivrant. Grisant.

Les autres, ceux qui grouillent à ses pieds, ne sont que de minuscules insectes. Insignifiants.

Elle n’est même pas étonnée d’être montée si haut. Si vite. Rentrée dans cette boîte il y a seulement cinq ans, en qualité de directrice de la création, la voilà sur le point de franchir l’ultime barreau de l’échelle. Simplement parce qu’elle est la meilleure, qu’elle possède une volonté et des nerfs d’acier.

Simplement parce qu’elle est Cloé Beauchamp et que rien ne lui résiste.

Parce qu’elle a su dissimuler aux yeux de tous ses failles, pourtant profondes. Voire gigantesques. Parce qu’elle a su ériger un blindage à l’épreuve des balles. À l’épreuve de tout.

Elle sourit, écoutant d’une oreille distraite la voix stridulante de Nathalie. Elle n’entend même pas qu’on frappe à sa porte et met quelques secondes à réaliser que Philip Martins est planté devant son bureau.

Nathalie s’enfuit bien vite, Cloé sourit à son collègue. Son adversaire. Battu en quelques rounds seulement et qui ne sait pas encore qu’il est KO.

Exquis.

— J’aimerais qu’on discute de ce projet ensemble, dit-il en posant devant elle un volumineux dossier. Je voudrais ton avis.

— Volontiers. Si je peux t’aider…

Cloé détaille ses mains. Elle a toujours trouvé qu’il avait de vilaines mains. Des doigts un peu bouffis, des veines trop apparentes. Dommage, parce qu’il n’est pas laid. Charmant, en vérité. Il porte aisément sa cinquantaine. Il s’entretient, ça se voit. Il s’est toujours beaucoup aimé, elle ne peut l’en blâmer ; ils ont au moins ça en commun.

Elle écoute à peine ce qu’il lui raconte, étrangement concentrée sur lui. Sur son visage, le col déboutonné de sa chemise Dior. Elle imagine le moment où il apprendra… Elle est surprise par un léger pincement au cœur, une émotion qu’elle n’attendait pas. Elle n’aurait pas cru compatir au triste sort de Philip Martins, ce collègue ennuyeux, cet homme qui ne lui a jamais fait de cadeau, qui a toujours tiré la couverture à lui.

J’ai gagné, il a perdu. C’est le jeu. Je n’ai pas à m’apitoyer sur son cas. Il deviendra seulement mon adjoint. Mon employé. Ma chose.

— Tu y penses, parfois ? demande-t-elle soudain.

Martins s’interrompt dans ses explications fastidieuses et la dévisage sans comprendre.

— Au moment où Pardieu partira, précise Cloé avec un drôle de sourire.

Pris au dépourvu, il met quelques secondes à répondre.

— Oui, bien sûr, dit-il enfin. Mais pourquoi tu me demandes ça ?

— Je trouve que tu ferais un excellent président.

Sincèrement surpris par ce compliment, il reste sans voix.

— Oui, je trouve que tu serais parfait, poursuit Cloé.

— Merci. Mais Pardieu n’est pas encore parti !

— Exact. Ceci dit, je pense qu’il ne tardera plus.

Il l’interroge du regard, suspendu à ses lèvres pulpeuses.