Ensuite, le film se casse. Une sorte de trou noir.
Cloé claque des dents, presse ses bras contre sa poitrine pour se protéger. Autour d’elle, des arbres et des fougères qu’elle devine, maintenant que ses yeux se sont habitués.
Elle se met debout, ses pieds foulent la terre glacée.
Nue, au milieu d’une forêt, au milieu de la nuit. Totalement perdue, totalement seule.
À moins que… Elle fait un tour sur elle-même, s’attendant à voir briller une paire d’yeux maléfiques. Ceux de l’homme en noir.
Est-il encore là, près d’elle ? L’observe-t-il tandis qu’elle se débat ?
Elle écoute attentivement mais n’entend rien d’autre que ses dents qui s’entrechoquent, les battements irréguliers de son pauvre cœur malmené. Et le chant terrifiant du vent dans les hautes branches.
Elle retombe à genoux, explore le sol à la recherche de ses vêtements ou de son sac. À la recherche d’un objet familier auquel se raccrocher.
Enfin, sa main gauche se pose sur une étoffe. Ses fringues sont là, ainsi que ses chaussures et son sac. Une grande joie la submerge. Une joie de courte durée, vite rattrapée par la panique.
Essayant de contrôler ses tremblements, elle se rhabille à la hâte, enfilant à l’aveuglette le strict nécessaire. Jean, tee-shirt à manches longues, veste en velours et baskets. Tant pis pour le reste.
Elle fouille son sac rapidement. La clef de la Mercedes y est, le P38 aussi. Ainsi que son téléphone portable. Elle l’allume ; la batterie est vide, il se rendort aussitôt.
Foutre le camp d’ici, vite.
Elle avance droit devant, au milieu des fourrés, les bras érigés en protection. Son pied heurte une racine, elle plonge en avant, s’écorche la paume des mains et les genoux. Elle se relève immédiatement, continue bravement à progresser au milieu des fougères. Elle se retourne toutes les dix secondes alors pourtant qu’elle ne peut rien discerner. Avec l’angoisse qu’il soit là, juste derrière elle. Qu’il l’attrape par les cheveux, la reprenne entre ses griffes.
Sa cheville se tord, elle gémit mais ne s’arrête pas.
La peur la pousse toujours plus vite, toujours plus loin.
Enfin, le décor s’éclaircit, elle pose le pied sur un large chemin. Sans doute celui où elle était lorsqu’il s’est emparé d’elle… Entre la gauche et la droite, elle hésite. Impossible de se repérer.
Elle opte pour la gauche, s’élance à toute vitesse, malgré la douleur qui remonte le long de sa jambe. Serrant son sac contre son ventre, elle court comme une dératée. Ses poumons s’enflamment, elle se met à crier pour se donner du courage.
Juste un cri, même pas un appel au secours.
Soudain, il lui semble apercevoir au loin une masse noire et elle prie pour qu’il s’agisse de sa voiture. D’une main tremblante, elle récupère la clef dans sa poche, appuie sur le bouton. Lorsque les clignotants s’allument, elle ressent un soulagement intense.
Ça doit être ça, le bonheur. Sauf qu’il ne dure que quelques secondes.
Le principe même du bonheur.
Elle se jette à l’intérieur de la Mercedes, en verrouille aussitôt les portières. Elle se retourne pour inspecter la banquette arrière puis met enfin le contact. La pendule de la voiture lui apprend qu’il est 19 h 49. Elle se croyait au beau milieu de la nuit.
Elle se croyait condamnée à mort.
Marche arrière, manœuvre rapide pour repartir sur la route. Cloé règle la climatisation sur 27 degrés — le maximum — puis appuie à fond sur l’accélérateur.
Mais elle ne va pas loin. Un kilomètre plus tard, elle est obligée de ranger la berline sur le bas-côté. De longues minutes durant, elle pleure, elle hurle. Il faut que ça sorte, avant qu’elle étouffe.
Enfin, elle essuie ses joues avec la manche de son blouson.
Calme-toi, Clo… Il faut partir d’ici !
Elle baisse le pare-soleil, regarde son visage égratigné et sale dans le miroir. Et brusquement, une angoisse plus forte que les autres la submerge.
Qu’est-ce qu’il m’a fait ?
Maintenant qu’elle se croit en sécurité, elle réalise qu’elle s’est réveillée entièrement nue.
Il m’a déshabillée. A posé ses mains sur moi. Peut-être bien pire.
Elle fait descendre la fermeture Éclair de son jean, passe une main entre ses cuisses.
Elle veut savoir.
Ce que ce salaud lui a fait subir pendant qu’elle était inconsciente.
Les larmes reviennent, ses cuisses se referment sur ses doigts. Une nausée fulgurante lui retourne l’estomac, elle a juste le temps d’ouvrir la portière pour cracher un jet de bile.
Elle s’enferme à nouveau dans la voiture, continue de trembler.
Il m’a violée.
L’impression que son corps se durcit. Qu’il meurt.
Un liquide gelé coule dans ses veines, un liquide chaud sur ses joues.
Quelque chose vient de se fracturer à l’intérieur.
Et c’est irréversible.
Chapitre 39
Alexandre règle le taxi et se jette dans la rue, sous une pluie battante. Il court jusqu’à la porte de l’immeuble, tape le code et entre se mettre à l’abri.
Ses pas sont lourds, il se sent fatigué alors qu’il a pourtant passé la journée le cul vissé dans un fauteuil. Lorsqu’il arrive enfin au deuxième, sa main se crispe sur la rampe. Une forme humaine est recroquevillée devant sa porte. Le front sur les genoux, tremblante comme une feuille.
— Cloé ?
Il l’aide à se lever, elle s’effondre dans ses bras. Il hésite un instant, la serre finalement contre lui.
— Cloé, calmez-vous… Qu’est-ce qui se passe ?
Elle ne parvient pas à parler, juste à sangloter. Son visage est abîmé, ses mains ensanglantées. Elle ne joue pas la comédie.
Sans la lâcher, il ouvre la porte de son appartement et la conduit jusqu’au petit salon. Elle s’accroche à lui comme à une bouée, peinant à respirer. Il décide de ne pas la brusquer, d’attendre patiemment les explications.
— Vous avez l’air frigorifiée… Je vais vous préparer quelque chose de chaud.
Il dépose son arme dans un tiroir fermé à clef, se rend immédiatement dans la cuisine.
Son cœur bat beaucoup trop vite. Il pressent le pire, sait que cette fille vient de subir quelque chose de grave. Quand on perd la parole, c’est que le choc a été violent.
Il fait chauffer de l’eau dans le micro-ondes, attrape une tasse et un sachet de thé. Il apporte le tout à la naufragée.
Sur le canapé, Cloé pleure toujours ; elle fixe le mur en face d’elle. Un mur blanc où est accroché un portrait de Sophie.
— Buvez ça, ordonne-t-il.
Elle attrape la tasse qu’il lui tend, il remarque alors son jean déchiré au niveau du genou droit. Il s’assoit à côté d’elle, ne la quitte pas des yeux. Pour saisir le moindre signe sur son visage. Un simple regard peut parfois en dire tellement long…
— Qu’est-ce qui s’est passé, Cloé ? Parlez-moi, je vous en prie.
Il enlève son blouson en cuir, le lui met sur les épaules.
— Vous êtes blessée ?
Toujours rien, aucune parole. Elle ne le regarde pas, comme si elle avait honte.
Honte de quoi ?
Alexandre commence à comprendre. Une colère sourde l’envahit.
— Vous avez bien fait de venir, dit-il doucement.
— Je ne savais pas où aller… Il est partout !
Les premiers mots, enfin.
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
Cloé ferme les yeux, essayant de raconter l’indicible. Mais sa bouche refuse de laisser sortir l’horreur. Alors, Alexandre la prend par les épaules, l’attire contre lui. Ainsi, elle parlera plus facilement. Si elle n’a pas à affronter son regard.