Aujourd’hui, ça ne fonctionne pas. Misant beaucoup sur l’effet de surprise, elle veut à tout prix éviter de s’annoncer. Cette brute serait capable de la laisser sur le trottoir.
Heureusement, la providence lui sourit lorsqu’un couple sort du bâtiment. Cloé en profite pour s’y engouffrer et grimpe au deuxième étage. À chaque marche, ses tripes se nouent un peu plus.
Il ne pourra pas m’abandonner. Il n’en a pas le droit et je ne le mérite pas.
Arrivée à destination, elle réajuste sa tenue et sa coiffure avant de frapper trois coups.
Gomez n’est pas du genre à regarder par le judas ; Cloé s’en aperçoit dès qu’il ouvre la porte. Il est visiblement surpris.
— Tiens, tiens… Mademoiselle Beauchamp ! Quel vent mauvais vous amène ?
Il sort apparemment de sa douche ; cheveux encore mouillés, rasé de près. Vêtu d’un tee-shirt noir orné d’une tête de mort sur un vieux jean usé.
— Bonsoir… Je suis venue récupérer ma voiture.
— Elle n’est pas ici. Cherchez plutôt dans la rue.
Cloé retient un sourire. Plus nerveux qu’autre chose.
— J’en ai profité pour monter vous dire un mot.
— Quelle charmante idée !
Il s’appuie au chambranle, croise les bras.
— Vous ne m’invitez pas à entrer ? Ce n’est pas très poli !
— Je suis un grossier personnage, chuchote le commandant avec un affreux sourire. Et je meurs d’envie de vous claquer cette porte au nez. Alors magnez-vous de dire ce que vous avez à dire.
Cloé joue le tout pour le tout. Elle le bouscule et pénètre de force chez lui. Il aurait pu l’en empêcher, s’est laissé faire.
— Je ne veux pas discuter de ça sur le palier, ajoute-t-elle.
Gomez ferme la porte et se campe face à elle. Ils se tiennent dans une minuscule entrée, sorte de début de couloir sombre, qui ouvre sur un salon pauvrement meublé. Cloé est venue ici même la veille, n’en garde pourtant qu’un vague souvenir.
Elle n’ose pas s’aventurer plus loin.
J’ai réussi à entrer, c’est déjà ça.
— Alors ? Qu’aviez-vous de si urgent à me confier ?
— Je suis désolée, pour ce matin. Je n’aurais pas dû réagir aussi mal. Voilà, c’est tout.
Elle a l’impression qu’elle vient de se mettre à plat ventre.
— C’est tout ?… Je suppose que c’est le moment du script où je suis censé vous répondre que c’est oublié et que je suis à nouveau prêt à vous aider. C’est bien ça ?
C’est exactement ça. Alors vas-y, dis-le !
— Rien ne vous y oblige, réplique-t-elle.
— En effet ! Ravi de vous l’entendre dire.
— Mais c’est votre boulot, rappelle maladroitement Cloé. Et je suis sûre que vous avez envie de boucler cette enquête.
Elle lui sourit avec impertinence, voire insolence. Oublié, le profil bas.
— Ce que j’aime bien chez vous, c’est que vous ne doutez de rien ! balance le flic.
— Écoutez, commandant, je sais que je vous ai refroidi ce matin, mais…
— Vous ne m’avez pas refroidi, corrige Alexandre. Vous m’avez traité comme une merde, parlé comme à un clébard et, pour finir, insulté.
— N’exagérez pas ! souffle Cloé.
— C’est moi qui exagère ? Celle-là, c’est la meilleure !
Il a de nouveau croisé les bras, comme un gosse buté.
Un gosse d’un mètre quatre-vingt-dix et d’une centaine de kilos.
— Vous auriez dû jouer franc jeu avec moi dès le départ, poursuit Cloé. On n’en serait pas arrivés là.
— C’est ma faute, c’est évident !
— Vous allez m’aider, n’est-ce pas ?
— Vous pensez toujours que les autres sont à votre service ou c’est juste pour moi ?
— Je n’ai jamais pensé que vous étiez à mon service ! se défend Cloé.
Il remarque qu’elle tripote une mèche de ses cheveux. Terriblement mal à l’aise.
— Oh que si, mademoiselle ! Et je crois que vous devriez vous poser certaines questions. On dirait bien que vous considérez les autres comme vos domestiques, que vous vous en servez à votre guise… Et je ne fais pas partie de vos gens, altesse !
Cloé a envie de le gifler, ce qui serait vraiment la dernière chose à faire.
— Bon, vous allez m’aider, oui ou non ? interroge-t-elle d’une voix tranchante.
Elle vient de hausser la voix, le regrette instantanément.
— Rappelez-vous, je ne suis qu’un paria, même pas un vrai flic. Seulement un imposteur.
— Vous me laissez tomber, c’est ça ?
— C’est exactement ça, confirme Gomez.
— Et je fais quoi, moi ?
Alexandre la plante dans le vestibule pour retourner s’installer dans son canapé. Cloé comprend qu’elle n’est pas invitée à le suivre.
Il termine tranquillement son verre, tandis qu’elle le fixe avec une grenade dégoupillée sous chaque paupière.
— Vous faites ce que vous voulez, répond-il enfin. Je m’en balance, pour tout vous dire.
Il se verse une nouvelle dose de bourbon et allume une clope.
— Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.
Derrière les volutes de fumée blanche, Cloé devine son sourire désinvolte.
— Vous êtes ignoble ! crache-t-elle.
— Vous n’êtes pas la première à me le dire. Soyez plus originale.
Cloé hésite à sortir. Reste le plan B. Risqué, certes, mais au point où elle en est…
Elle entre dans le salon, reste tout de même à distance. Il la toise avec amusement.
— Vous êtes encore là ?
— Je peux vous payer, propose sèchement Cloé.
Elle vient de le surprendre une nouvelle fois. Ses yeux le trahissent.
— Vous voulez dire avec de l’argent ? insinue-t-il d’un ton particulièrement odieux.
Elle reste bouche bée. Alexandre se met à rire doucement et avale le contenu de son verre.
— Évidemment, avec de l’argent ! Pour qui vous me prenez ?
— Vous croyez que j’ai besoin de votre blé ? Vous pensez que je fais la manche, peut-être ?
— Dites-moi combien vous voulez.
Elle est raide comme la justice. Gomez sent bien qu’elle souffre mais n’arrive pas à avoir pitié d’elle. Étrangement, plus elle s’enfonce, plus il a envie de lui appuyer sur la tête.
Si seulement elle pouvait ôter son armure, montrer sa peur. Si seulement elle pouvait le toucher.
Sauf que plus grand-chose ne peut le toucher.
— Je suis trop cher pour vous.
— J’ai beaucoup d’argent.
Il s’extirpe du canapé et la saisit par le bras pour la reconduire dans l’entrée.
— Je ne suis pas à vendre, assène le commandant en ouvrant la porte.
D’un geste brutal, elle se dégage de son emprise et passe une main sur son manteau, comme s’il venait de la salir.
— Puisque vous avez tant de fric, payez-vous un garde du corps.
— Vous aurez ma mort sur la conscience !
— J’ai tellement de choses sur la conscience, soupire Alexandre. Au revoir, mademoiselle Beauchamp.
Alexandre a presque fini la bouteille de bourbon.
Elle n’était pas pleine, monsieur le procureur…
Les pieds sur la table du salon, il achève son paquet de Marlboro.