Выбрать главу

J’ai gagné, vous avez cédé.

— Ce n’est pas à cause de votre pitoyable tentative que j’ai changé d’avis. Et si j’accepte de m’occuper de cette affaire, ce sera sous certaines conditions.

Le sourire de Cloé disparaît. Elle se remémore sa proposition, le fameux plan B ; il va lui demander du fric. Elle calcule combien d’argent dort sur ses livrets, décide d’une somme à ne pas dépasser. Comme si sa vie ne valait pas l’intégralité de son compte en banque.

— Je vous écoute, dit-elle.

Alexandre allume une cigarette, se cale dans le fauteuil.

— Vous ne me parlez plus jamais comme vous l’avez fait ce matin et vous m’obéissez, sans poser de questions.

Cloé a la sensation d’avaler une brosse à chiottes.

— C’est tout ?

— Si vous y arrivez, ce sera déjà pas mal ! ricane le flic.

— Vous ne voulez pas d’argent ?… Tout travail mérite salaire !

— J’ai déjà un salaire. Je suis en congé, pas au chômage. Et je vous répète que je ne suis pas à vendre.

Finalement, il ne profite pas de la situation.

Finalement, ce n’est pas un monstre. Plutôt un mec bien.

— Attention, mademoiselle Beauchamp, si vous ne respectez pas mes conditions, je ne mets plus un pied ici, c’est bien clair ?

— On ne peut plus clair, assure Cloé.

— Parfait. Votre café est dégueulasse. Du jus de chaussette…

— Je peux vous en préparer un plus serré, si vous le souhaitez.

Il lui décoche un sourire blessant.

— Ne forcez pas trop le trait ! Le déguisement de femme soumise ne vous va pas du tout.

— Faudrait savoir ce que vous voulez, monsieur Gomez.

— Choper cet enfoiré, voilà ce que je veux. C’est la seule chose qui m’intéresse.

— Nos objectifs sont donc les mêmes.

— Racontez-moi tout depuis le début, enjoint le flic en remplissant sa tasse une nouvelle fois. Je veux réentendre toute l’histoire. Il y a peut-être un détail qui m’a échappé.

Cloé soupire longuement.

— Vous allez passer la nuit ici ? demande-t-elle.

— Ça vous dérange ?… Ou ça vous tente ?

Elle feint d’être offusquée, ce qui le fait à nouveau sourire.

— Je bosse demain, ajoute-t-elle.

— Eh bien, plus vite vous aurez raconté votre histoire, plus vite je partirai.

— C’est sûr. Dites, pour ce matin…

— Inutile qu’on revienne là-dessus, tranche le commandant.

— Si. Je voulais juste vous dire que… Quand vous m’avez annoncé que vous n’étiez pas en service, juste après m’avoir annoncé que le mec qui me poursuit est un dangereux psychopathe, j’ai mal réagi. J’ai même été odieuse envers vous. Mais c’est simplement parce que j’ai eu peur. Très peur, même. Et quand on a peur, on…

— … sort les griffes ?

— C’est ça, oui, murmure Cloé.

— OK, répond Alexandre. C’est noté. Mais ça n’excuse pas votre comportement.

— Vous êtes toujours aussi intransigeant ?

— Ça nous fait un point commun, vous ne croyez pas ?

Elle se met à rire, discrètement. Élégamment. Gomez se détend aussi, un peu malgré lui.

Mais la seconde d’après, elle ne rit plus. Elle est même au bord des larmes. Elle quitte le canapé, passe derrière lui et se plante face à la fenêtre, faisant mine de regarder dehors.

Alexandre avale son café, essayant de ne pas la brusquer.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il simplement.

— Rien, ça va.

— Alors venez vous asseoir et racontez-moi.

Cloé obéit mais préfère l’autre fauteuil au canapé. Ne pas être pile en face de lui, plutôt à ses côtés. Il pivote légèrement pour l’avoir dans son champ de vision. Elle a replié ses jambes sous elle, déchiquette l’ongle de son index avec ses dents. Ce n’est pas la première fois que Gomez la trouve touchante. Dès qu’elle dépose les armes, elle ressemble à une gamine un peu capricieuse, un peu fragile. Qu’on a envie de protéger.

Aussi irrésistible que dangereuse.

— Vous voulez qu’on fasse ça demain ? Si vous ne vous sentez pas, on peut…

— Non. Je ne veux pas que vous partiez. J’ai besoin de vous.

Il cache son malaise derrière la fumée d’une nouvelle cigarette.

— Il n’a peur de rien, murmure Cloé. Il sait que je suis armée, aurait pu me voler mon pistolet, ne l’a pas fait.

Alexandre décide de ne pas l’interrompre, de ne pas la fixer. Comme s’il quittait discrètement la pièce. Lui donner l’impression qu’elle se confie à une caméra fixe. Il réglera le problème du flingue plus tard. Ou le lui laissera, il ne sait pas encore.

— Il n’a peur de rien, répète la jeune femme, il est sûr de lui. Il veut que tout le monde me croie cinglée. Que, même moi, je me demande si je deviens folle. Je vais peut-être le devenir, à force… Il m’a montré qu’il ne supporte pas que je m’éloigne de lui. Il m’a punie lorsque j’ai mis plusieurs centaines de kilomètres entre nous. Il s’en est pris à mon père, il savait combien ça me ferait mal. C’était pour me forcer à revenir, me forcer à l’affronter. Ou plutôt, me forcer à rester à sa disposition… On dirait qu’il anticipe le moindre de mes mouvements, qu’il me suit à la trace. Comme s’il pouvait me voir, tout le temps. Alors que moi, je ne le vois jamais. Il apparaît, il disparaît… Il connaît mon visage et même mon corps, maintenant. Alors que moi, je ne sais pas à quoi il ressemble… Je sais juste qu’il est grand et qu’il a de la force.

Elle fait une pause, Alexandre est suspendu à ses lèvres. Hypnotisé par sa voix suave, qui distille la douleur et l’horreur avec une grâce inimaginable.

C’est sûr, il ne l’a pas choisie au hasard.

— Il m’a déshabillée, hier. Il a dû prendre tout son temps. Il portait des gants, ça je m’en souviens. Des gants noirs. Peut-être les a-t-il enlevés après m’avoir droguée ? Ça, je l’ignore… Ce que je sais, c’est qu’il a pris son pied.

Elle a terminé de ronger l’ongle, attaque la chair. Alexandre sent monter en lui une vague de chaleur. Quelque chose qui l’indispose au point d’avoir envie de se sauver.

— Je n’arrête pas d’y penser, reprend Cloé. À ce qu’il m’a fait… Ça me bouffe la tête, ça m’empêche presque de respirer. J’étais inconsciente, il a pu disposer de moi comme il le voulait. Il a peut-être… Non, pas peut-être : je suis sûre qu’il a abusé de moi ! Même si ça n’a pas laissé de traces. Moi, je le sais, je le sens…

Le commandant passe une main sur sa bouche, comme pour cacher ce qu’il ressent. Alors que Cloé ne le regarde pas. Elle n’est pas là, elle est ailleurs.

Entre ses mains.

— Il ne veut pas me tuer, plutôt me détruire. Ce n’est pas la même chose. Il m’arrache des morceaux de chair à chacune de nos rencontres. Et il continuera, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de moi…

Le malaise d’Alexandre s’accroît. Sans doute parce qu’il entend parfois une note de désir vibrer dans sa voix, une sensualité percer dans ses gestes.

Il a gagné, elle veut lui appartenir. Bientôt, elle sera prête à lui céder, à se laisser assassiner sans même se défendre. Et c’est intolérable.

Alexandre se lève d’un bond, Cloé cesse de parler.

— On reprendra demain, dit-il en attrapant son vieux blouson en cuir.

— Vous partez ?