— Ton imitation de la statue est parfaite… C’est si dur que ça, de me parler ?
Le serrurier frappe deux coups discrets à la porte du salon.
— J’ai terminé, madame. Je vous ai laissé les deux jeux de clefs à l’entrée.
Cloé attrape son sac à main, en sort son chéquier. L’artisan lui remet une facture et attend sagement, lorgnant la bouteille de whisky avec l’espoir de se voir offrir l’apéro.
Mais Cloé se contente de lui remettre le chèque, sans un mot.
— Bien, merci. J’espère que cette fois, vous ne serez plus importunée.
— Au revoir, répond Cloé. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.
Le serrurier fourre le chèque dans sa sacoche et lui serre la main.
— Bonne soirée ! lance-t-il d’un ton ironique.
Gomez observe Cloé, tandis qu’elle se ressert un verre. Le troisième.
— Bon, maintenant qu’on est tous les deux, tu peux me dire ce qui t’arrive ?
— Il a gagné ! marmonne Cloé en s’enfuyant vers la cuisine.
Gomez lève les yeux au ciel et lui emboîte le pas.
— J’aime pas les devinettes, précise-t-il.
Cloé met le lave-vaisselle en marche. Chacun de ses gestes est brusque, il devine qu’elle contient sa violence.
— Alors ? insiste le commandant. Ça veut dire quoi, il a gagné ?
— Pardieu a donné le poste à Martins.
Elle est effrayante ; cette haine, lorsqu’elle a prononcé le nom de Pardieu et celui de Martins.
— Merde, répond simplement Gomez. Il te l’a annoncé comment ?
— Il a convoqué la moitié du personnel de la boîte et a fait un joli discours sur la personne extraordinaire qui allait lui succéder ! Sauf que cette personne, ce n’est pas moi. On appelle ça se faire humilier publiquement, je crois.
— C’est dégueulasse, admet le commandant. Tu lui as parlé ? Je veux dire ensuite…
— J’ai envie de le tuer. Alors non, je ne lui ai pas parlé.
— Tu vas faire quoi ?
— J’en sais rien… Trouver un poste ailleurs, je suppose. Après cet affront, je ne vois pas comment je pourrais rester.
— Pourquoi as-tu dit : Il a gagné ?
— Ce poste était à moi. Et s’il m’est passé sous le nez, c’est parce que ces derniers temps, je n’ai pas été à la hauteur. Je suis arrivée en retard, j’ai commis des erreurs, je me suis absentée… Alors oui, il a gagné ! Je ne serai pas directrice générale. Je ne serai jamais directrice générale !
Gomez repense au DRH du supermarché. Ce con de Pastor.
Nombreux retards, absences injustifiées, erreurs de caisse…
— Mais je ne méritais pas ça, poursuit Cloé qui a soudain très envie de parler. Le Vieux a déjà oublié toutes ces années où j’ai bossé comme une dingue, tous ces contrats signés grâce à moi… Tout le fric que j’ai rapporté à sa putain d’Agence !
— Les gens ont la mémoire courte lorsque ça les arrange.
— Je ne crois pas en ton histoire de psychopathe, révèle soudain Cloé. Je crois que c’est quelqu’un qui a voulu me déstabiliser pour que le poste ne me revienne pas.
— Qui ?… Vas-y, dis-moi !
— Martins, évidemment.
Gomez s’assoit et pique une pomme dans la corbeille de fruits.
— Il avait deviné que j’allais avoir la place, alors il a tout fait pour m’écarter ! s’emporte la jeune femme. Avoue que mon hypothèse tient la route, non ?
— Ça tient la route, concède Gomez. Pourtant, je n’y crois pas. Le monde du travail est sans pitié, je te l’accorde. Mais de là à prendre autant de risques… Tu aurais pu le reconnaître, vu que tu le croises tous les jours au bureau.
— Ce n’est pas lui qui a fait le sale boulot, c’est pas son genre. Il a payé quelqu’un.
— Un mec capable de faire ce job, ça ne doit pas être facile à trouver.
— Je crois que c’est Bertrand, mon ex. Ça m’a frappée, comme une évidence. J’ai brusquement réalisé qu’il n’a jamais été là lorsque l’Ombre s’est approchée de moi.
— C’est mince, comme indice… Quel serait donc son mobile, selon toi ?
— Tu ne comprends pas ? L’argent, bien sûr ! Martins a payé Bertrand. Il a fait en sorte de me séduire, et ensuite, il est passé à l’attaque.
— Ce n’est pas exclu, avoue Gomez. Il est vrai que Bertrand a eu les clefs de chez toi. Qu’il connaît tes habitudes… Je vais m’intéresser à lui de plus près.
— Comment ? s’inquiète Cloé.
— C’est mon boulot, je te signale. Alors, fais-moi confiance. Il n’en saura rien.
Elle a les yeux dans le vague, les mâchoires serrées sur son échec. Sur sa colère. Gomez attrape sa main, elle se laisse faire.
— Tu veux qu’on aille dîner dehors ? propose-t-il. Histoire de te changer les idées…
— Je suis fatiguée et j’ai pas faim. Tu te rends pas compte de ce qui m’arrive !
— Si, j’imagine ta déception. Mais tu n’es pas du genre à te laisser abattre facilement. Tu sauras rebondir et trouver ailleurs ce que tu désires… Tu es forte.
Elle a une sorte de rire amer, teinté de désespoir. Celui qui précède les larmes.
— Je ne suis pas forte. C’est juste une illusion… J’ai peur d’une ombre !
— Tout le monde serait mort de trouille à ta place. Alors, ne sois pas trop dure avec toi, d’accord ?
Il lâche sa main, restée froide.
— J’aimerais que tu me dresses la liste de tous les gens que tu connais.
Cloé écarquille les yeux.
— Amis, voisins et anciens voisins, collègues de bureau… Tout le monde, quoi.
— Tu rigoles, non ?
— Pas du tout, assure Gomez. Je sais que tu dois connaître plein de monde, mais… c’est nécessaire. Ça peut m’aider à retrouver l’homme invisible.
— Vraiment ? Mais je te dis que c’est…
— On ne sait pas qui c’est. Pas encore. Et je ne veux écarter aucune piste. Alors fais ce que je te dis, s’il te plaît. Je vais comparer cette liste avec les gens qui ont approché Laura de près ou de loin. Il faut que je trouve le point commun entre cette fille et toi.
— Mais elle est morte ! rappelle Cloé avec violence. Je ne vois pas comment…
— J’interrogerai ses proches, ses amis, ses ex.
Cloé demeure un instant silencieuse, tout en le dévisageant.
— Ils t’ont filé l’enquête ?
Le regard du commandant soutient celui de Cloé.
— Non, dit-il. Mon chef estime qu’il n’y a pas d’éléments suffisants. Mais ça ne m’empêche pas de continuer. Rien ne m’en empêchera, d’ailleurs.
Cloé ne fait aucun commentaire. Pourtant, il devine qu’elle lui en veut.
— Et j’ai encore quelques potes dans la maison. Si j’ai besoin de certaines infos, je ferai appel à eux. Pour ma part, je reste persuadé qu’il s’agit d’un malade et qu’il s’en est pris à Laura avant de s’en prendre à toi.
— Qu’est-ce qu’elle faisait dans la vie, cette Laura ? demande soudain Cloé.
— Caissière dans un supermarché.
— Caissière, hein ?… Et tu penses qu’on avait des amis en commun ?
Cloé vient de balancer ça avec un affreux sourire.
— Oh, pardon ! ricane le commandant. Comment ai-je pu penser une chose pareille ?! Comment ai-je osé imaginer que mademoiselle Beauchamp pouvait avoir le moindre point commun avec une simple caissière de supermarché ? Je suis vraiment trop con !
— Arrête ! ordonne méchamment Cloé.