— Normal.
— Normal, d’accord. Tes indications me sont très précieuses, tu sais. J’apprécie ton aide !… Gros ou maigre ?
— Normal, j’te dis !
— Décidément, ce fumier n’a aucun signe particulier ! Un accent, peut-être ?
— Mais non ! De toute façon, quand il me parle, il doit transformer sa voix.
— On dirait presque que tu ne veux pas m’aider, insinue le flic avec un sourire féroce. Comme si tu ne voulais pas que je mette la main sur lui…
— N’importe quoi ! Je te rappelle que ça a duré quelques secondes. Je n’ai pas vu son visage et j’étais morte de trouille ! Et puis merde, j’en ai marre de ton interrogatoire ! C’est pas moi, le suspect, non ?
Elle quitte la pièce en claquant la porte, Alexandre retombe sur sa chaise.
— Peut-être bien que si, murmure-t-il.
Seule dans sa chambre, seule dans l’obscurité, elle pleure. Assise sur le lit, serrant un oreiller contre son ventre, elle se balance d’avant en arrière.
Il m’a abandonnée. Et l’autre va venir. Revenir. Encore et encore. Pour m’achever.
Cloé songe au flingue planqué dans le placard de la cuisine. Le mettre sur la table de chevet, juste avant de s’endormir. Même si elle ne dormira pas. Quoiqu’il reste les somnifères…
Mais alors, je ne l’entendrai même pas rentrer, me réveillerai peut-être lorsqu’il sera penché sur moi. Une lame à la main.
Ses sanglots redoublent de violence. Elle continue à se balancer, métronome détraqué.
Alexandre est parti, sans mot dire. Même pas au revoir.
— De toute façon, il me croit folle, lui aussi ! Bon débarras !
Sa voix résonne drôlement dans la pièce. Dans le vide qui l’entoure, l’absorbe. La dévore.
Et brusquement, le bruit de la porte d’entrée la paralyse. Elle arrête de pleurer, de respirer, de bouger. Presque de vivre.
Des pas dans le couloir.
Elle devrait s’enfuir. Passer par la fenêtre, contourner la maison et rejoindre la rue.
Pourtant, elle reste pétrifiée sur le lit. Attendant son heure.
La porte de la chambre s’ouvre dans un grincement funeste, elle étreint son oreiller avec force. Maigre protection.
Lorsque la silhouette apparaît dans l’encadrement, son sang se fige dans ses veines.
— Tu dors ?
En reconnaissant la voix d’Alexandre, Cloé revient d’entre les morts.
— Non, murmure-t-elle.
Gomez tâtonne pour trouver l’interrupteur, Cloé ferme les yeux. Lorsqu’elle les rouvre, le flic la considère avec un mélange de tendresse et de colère. Elle essuie son visage, recommence à se balancer d’avant en arrière.
— J’ai cru que c’était lui.
Alexandre pose un genou sur le matelas, écarte ses cheveux pour caresser son visage.
— Il faut que tu me fasses confiance, Cloé, dit-il.
— Où t’étais ? gémit-elle.
— J’étais énervé. J’avais peur de devenir violent, alors j’ai préféré aller prendre l’air.
Cloé est traversée par un frisson glacé.
— Ça va mieux, maintenant ?
Elle a parlé comme une petite fille un peu coupable, il sent fondre ses dernières résistances.
Peut-être bien qu’elle est malade. Dangereuse, même. Pourtant, il n’arrive pas à s’éloigner d’elle. Il s’allonge sur l’édredon, la fait basculer doucement contre lui.
Chapitre 54
— Bonjour, docteur, commandant Gomez à l’appareil… Vous vous souvenez de moi ?
— Bien sûr, répond la psychiatre.
— Auriez-vous quelques minutes à m’accorder ? J’ai une ou deux précisions à vous demander.
— Allez-y.
— Merci… Voilà, j’aimerais savoir si un patient peut avoir des hallucinations durant un délire de paranoïa.
— Des hallucinations ? s’étonne le docteur Murat.
— Oui, comme voir des gens qui n’existent pas.
— Impossible. Dans ce genre d’épisode, il n’y a pas d’hallucinations visuelles ou sonores. Seulement une réalité déformée. Si hallucinations il y a, c’est plutôt un délire paranoïde.
— Ah… Et c’est quoi, la différence ? patauge le flic.
— Ça n’a rien à voir. Le délire paranoïde est le syndrome qu’on rencontre dans la schizophrénie.
— Expliquez-moi en deux mots, s’il vous plaît.
— En deux mots, ça ne va pas être facile !
— En deux phrases, alors !
— Pour faire simple, un délire paranoïde ne connaît aucune logique, il est anarchique. Pour parler de façon un peu familière, je dirais que ça part dans tous les sens ! Un jour, le patient va se croire persécuté par des extraterrestres ; le lendemain, il pourra très bien se prendre pour Jésus. Là, il y a des hallucinations… Visuelles, sonores, olfactives ou même gustatives. Alors que dans le cas d’un patient paranoïaque — et non schizophrène, donc — le délire est fort bien structuré et répond toujours à la même logique. Il fait appel uniquement à un mécanisme interprétatif et non à un mécanisme hallucinatoire. Je schématise, mais c’est pour vous donner une idée.
Face au silence interrogateur de son interlocuteur, la psychiatre poursuit patiemment :
— Si vous préférez, le paranoïaque va tourner en boucle sur des faits qui sont toujours les mêmes. Il va déformer la réalité, l’interpréter de façon à ce qu’elle réponde à son délire. Qu’elle colle parfaitement à sa théorie du complot.
— Vous pouvez me donner un exemple ?
— D’accord… un exemple volontairement simpliste : si le patient paranoïaque se croit la cible de quelqu’un et qu’il crève un pneu sur la route, il va être persuadé que c’est son persécuteur qui a placé un clou sur la chaussée. Vous voyez où je veux en venir ?
— Oui, je vois, fait Alexandre. Chaque incident courant va devenir un acte de malveillance de la part de son ennemi.
— Exactement ! Si sa machine à laver tombe en panne, c’est la faute de celui ou celle qu’il désigne comme son ennemi. C’est un sabotage ! Si son chien meurt d’une crise cardiaque, idem… Un autre exemple : si un malade atteint de paranoïa se croit surveillé par les services secrets et qu’il aperçoit un touriste muni d’un appareil photo sur le trottoir, il sera persuadé qu’il s’agit d’un agent secret déguisé en touriste et en train de l’épier.
— Je comprends, dit Alexandre.