Passan n’écoutait plus. Un intrus avait pénétré dans la villa. Dans la chambre de ses fils. Un avertissement. Une menace. Une provocation.
QUI ?
Lentement, la voix de Naoko revint toucher sa conscience :
— C’est très important pour les enfants. Comment veux-tu qu’ils trouvent leurs repères ?
— Je comprends.
Il l’entendit soupirer. Quelques secondes s’écoulèrent. Il allait l’interroger encore quand elle reprit :
— Je veux que tu passes à mon boulot.
— Quand ?
— Aujourd’hui.
— Pourquoi ?
— Pour me donner tes clés. Une semaine chacun et un seul jeu de clés.
— C’est ridicule. C’est…
— Je t’attends avant le déjeuner.
Naoko raccrocha. Passan regarda son combiné. Il ne parvenait pas à aller au-delà de cette pensée : un ennemi avait pénétré son foyer, s’était faufilé jusqu’à ses gosses. Il avait l’impression qu’on lui retournait un pied-de-biche au fond de l’estomac.
Dans le vent pluvieux, Fifi chantait sur un ton ironique « Ma préférence », de Julien Clerc :
— Il faut me croire, moi seul je sais quand elle a froid. Ses regards…
Il eut juste le temps d’éviter le U en acier que Passan venait de lancer dans sa direction.
21
Moins d’une heure plus tard, Passan pénétrait dans le hall immense de la tour qui abritait les bureaux de Naoko. Sol de marbre. Colonnes en série. Hauteur de plafond vertigineuse. Chaque fois, il songeait à la nef d’une cathédrale. En guise de vitraux, de gigantesques baies s’ouvraient sur les autres tours et leurs miroitements obsédants. Un édifice sacré, dédié au culte du dieu Profit.
Le flic accéléra. Il lui semblait que ses pas provoquaient un boucan d’enfer. La société de Naoko occupait deux étages du building. Un cabinet d’audit qui avait la réputation d’analyser les bilans de chaque société avec une précision chirurgicale. Des rapports sans faux col pour des diagnostics salvateurs ou meurtriers, selon le point de vue. Suppressions de filiales. Licenciements. Objectifs renforcés…
En cet instant, dans cet espace d’acier, de verre et de résonance, tout lui semblait glacé, écrasant. À commencer par Naoko, qui l’attendait, debout, bras croisés, dans un carré délimité par des canapés rouges évoquant des canots de sauvetage perdus dans un océan minéral.
Elle avait sa tête des mauvais jours. Dans ces cas-là, son visage était un masque. Figure ovale, polie, sans défaut ni la moindre expression. Un monument de froideur, à la mesure du décor.
Elle jeta un regard réprobateur sur son allure : il était trempé, chiffonné, et pas rasé. Puis, sans un mot, elle ouvrit les bras et tendit sa paume ouverte.
Passan fit mine de ne pas comprendre. Elle portait une robe pastel dessinant des plis, des caresses autour de son corps filiforme. Une sorte de drapé ardent qui l’enveloppait et la faisait irradier d’une aura légère, envoûtante. Elle se tenait la tête penchée en avant, butée, obstinée. Son front était aussi lisse et blanc qu’un bol de porcelaine.
— Tes clés, jeta-t-elle sur le ton d’un flic qui ordonne à un voyou de vider ses poches.
— C’est absurde, fit-il en sortant son trousseau.
— Ce qui est absurde, c’est de vouloir acheter l’affection de tes mômes avec des sucettes.
Olivier déposa les deux clés dans la main de la Japonaise, qui se referma comme une serre de rapace. Naoko avait une particularité : à la moindre émotion, elle se mettait à trembler. Ses doigts virevoltaient, ses lèvres frémissaient. Passan s’était toujours demandé d’où provenait la réputation d’impassibilité des Japonais. Il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi passionné, d’aussi sensible que Naoko. Des nerfs tendus comme des cordes de koto.
— Tu veux demander la garde des enfants, c’est ça ?
— Arrête de dire n’importe quoi.
— Qu’est-ce que tu manigances au juste ?
— Mais rien. Je te jure, rien du tout.
Le silence se dressa entre eux, alors que le brouhaha du hall résonnait dans les hauteurs du plafond. Un murmure de paroissiens avant la grand-messe.
— Ces sucettes, risqua-t-il, tu les as trouvées à quelle heure ?
— Ce matin, dans leur lit. Je…
Naoko s’arrêta. Son teint devint livide.
— C’est pas toi ?
Passan baissa les yeux :
— C’est moi.
— C’est lamentable. Je veux être aussi présente, tu comprends ? C’est une semaine chacun, et basta. Si tu ne les aides pas à s’habituer aux nouvelles règles, on n’y arrivera jamais.
Il ne répondit pas. Naoko avait une autre singularité qui s’accentuait sous l’effet du stress : elle cillait beaucoup plus vite que n’importe quelle Européenne. Parfois, ce mouvement rapide des paupières lui donnait un air vif et espiègle. D’autres fois, cela lui conférait une expression d’extrême vulnérabilité. Comme si elle était effrayée par la violence de la réalité, éblouie par la dureté du monde.
— OK, fit-il pour conclure. Je t’appelle ce soir.
Naoko tourna les talons et se dirigea vers les ascenseurs.
— Pas la peine.
22
Passan fonçait sur le boulevard circulaire.
Toute son adolescence, il avait arpenté en mobylette cette couronne de béton autour de la Défense. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le quartier s’était construit. La Grande Arche. Les tours EDF, CBX, les immeubles Exaltis, Cœur Défense… Des flèches de verre. Des pics miroitants. Des blocs translucides. Tout ça avait fendu le bitume, fracturé la croûte terrestre, à la manière d’une gigantesque poussée libérale. La tectonique des capitaux et des placements.
Sa philosophie sociale à deux balles ne pesait pas lourd face à la confirmation du pire. On était entré chez lui. On avait violé son espace vital. On avait profané le refuge de sa femme et de ses enfants. Comment était-ce possible ? En réalité, pas si difficile. Malgré son expérience du crime, il avait toujours refusé d’installer des verrous renforcés, des portes blindées, des systèmes d’alarme. Sa superstition était la plus forte : « Trop de prudence est mère de toutes les poisses. » Ou encore : « À trop craindre le malheur, on l’attire sur soi. »
Des maximes à la con, dont il ne pouvait se déprendre.
Naoko faisait la balance. Elle était d’une anxiété maladive, vérifiant trois fois chaque verrou, jetant toujours un œil par-dessus son épaule, serrant son sac dans la foule. Mais elle n’avait jamais pu imposer une installation sérieuse pour protéger la villa.
Chaque soir, elle s’assurait que tout était bien fermé. Si les serrures avaient été forcées, elle l’aurait remarqué. L’autre énigme était Diego. La mascotte de la maison n’était pas un champion de la surveillance mais il n’aurait jamais laissé quelqu’un pénétrer dans la chambre de Shinji et Hiroki sans aboyer.
Il tenta d’imaginer le profil de l’intrus : un pro de l’effraction, un oiseau de nuit… Des noms, des dates se profilèrent dans son esprit, aussitôt balayés par un seul : Patrick Guillard. La conviction se noua au fond de lui. L’Accoucheur était venu. C’était un avertissement : Passan ne devait plus l’approcher. Sinon, le conflit se réglerait sur un autre terrain.
Il parvenait rue des Trois-Fontanot. Non. Ça ne tenait pas debout. Guillard n’aurait jamais pris de tels risques. Il était beaucoup plus simple de continuer à jouer les victimes et de laisser faire la loi. Innocent et martyr : aucune raison de modifier sa ligne.