— Il est né sous X, le 17 juillet 1971 à Saint-Denis. Je veux son dossier demain midi, ici même.
— C’est impossible. Les dossiers sont confidentiels et ce n’est pas ma juridiction.
Passan brandit sa liasse :
— Ce qui est vraiment impossible, c’est de retirer ton putain de nom de cette liste.
Vernant regarda sa paume :
— C’est… c’est un nom très banal.
— 17 juillet 1971. Saint-Denis. Tu trouveras. Je te fais confiance.
Il fourra le listing dans sa poche et cracha dans la bière du pervers :
— Demain midi. Ici même. Ne me déçois pas.
Quand il franchit le seuil du café, il sentait sa veste peser sur ses épaules collées de sueur. Il se demanda s’il n’avait pas passé l’âge pour ce genre de conneries. En même temps, il se trouvait encore convaincant dans le rôle du flic brutal. Ce qui dans son métier était une forme d’assurance sur l’avenir.
18 heures passées. La deuxième round commençait.
25
Naoko avait déniché sur Internet ce DVD espagnol, seule version disponible de The Sky’s the Limit. Un film méconnu de Fred Astaire datant de 1943. Si sa mère était une fan de Godard, de Truffaut, de Resnais, Naoko n’aimait que la danse classique et les claquettes. Passan aurait voulu qu’elle soit plutôt portée sur les films de Mizoguchi ou le théâtre kabuki. D’autres pensaient qu’elle adorait les idols japonais ou encore les délires du butô. Mais non. Elle avait des goûts occidentaux — et démodés. Elle raffolait des grands ballets. Gisèle. Coppélia. Le Lac des cygnes. Elle était incollable sur le nom des danseuses étoiles, des chorégraphes. Toute sa jeunesse, à Tokyo, son cœur avait battu sur des pas de deux. Elle arpentait souvent, par la pensée, l’Opéra Garnier et le Bolchoï, lieux mythiques qu’elle s’était juré de visiter.
Mais ce qu’elle préférait par-dessus tout, c’étaient les comédies musicales américaines des années 30 jusqu’aux années, disons, 50. À l’extrême limite, les films de Stanley Donen avec Audrey Hepburn, West Side Story, The Sound of Music… Pas de salut au-delà.
22 heures et elle se sentait bien. Les enfants étaient couchés. Après un bain à quarante-deux degrés, elle était encore emplie d’une chaleur bienfaisante. Elle avait l’impression d’émettre une sorte de buée de repos, d’épanouissement. Enfin…
Installée dans sa chambre — plateau de bois sur couette rouge, potage aux asperges et thé grillé —, les yeux rivés à l’écran, elle alternait les lampées de chat et les gorgées parfumées.
Au fil de la journée, sa colère était retombée et l’idée que les clés de Passan se trouvaient dans son sac la réconfortait. Il ne pouvait plus s’immiscer dans sa vie.
Soudain, elle attrapa la télécommande et stoppa le DVD. Elle avait perçu un martèlement bizarre, qui ne cadrait pas avec la respiration ordinaire de la villa. Instantanément, elle pensa à Diego. Où était-il ?
Elle tendit l’oreille. Plus rien. Elle imagina les entrailles du bâtiment. Canalisations. Câbles électriques. Ventilation. L’architecte de l’époque avait intégré tous ces systèmes à l’intérieur des murs. Pas une plinthe, pas un fil n’apparaissait. Naoko n’aimait pas cette idée. Comme si la maison possédait une vie cachée.
Elle se leva et se dirigea vers la porte, aux aguets. Aucun bruit dans le couloir. Elle s’y risqua. L’obscurité figeait le décor. Elle esquissa quelques pas, sans allumer : le silence régnait toujours. Ses pieds nus étaient glacés.
Premier réflexe, les enfants. Ils dormaient paisiblement, dans la pénombre constellée d’étoiles de la veilleuse. En éteignant la lampe, son inquiétude monta en régime. Qu’avait-elle entendu au juste ? Des coups ? Des pas ? Diego ? Une présence étrangère. Ça ne pouvait pas être Passan.
Elle vérifia les placards de la chambre puis retourna dans le couloir. Elle réprima un cri. Diego se tenait devant elle, haletant lourdement. Elle éclata de rire. Elle l’aurait embrassé. L’animal semblait tout à fait tranquille. Elle descendit l’escalier, le chien dans les jambes. Sols en béton peint, murs-rideaux, aucun meuble ou presque : par ses lignes strictes, sa nudité, la villa rappelait les maisons traditionnelles japonaises. Dans une version lourde et solide, qui ne craignait pas les tremblements de terre.
Elle traversa le salon, la salle à manger. Rien à signaler. Direction le sous-sol. L’antre de Passan. Elle alluma le couloir et fit le tour des pièces. Elle se sentait mal à l’aise ici. Son ex semblait y avoir laissé une espèce de ressentiment. Elle remonta d’un pas furtif et rejoignit la cuisine, incapable de se défaire de son angoisse, malgré la présence de Diego.
Sans allumer, elle s’adossa au comptoir et se força à respirer à fond. Enfin, elle s’approcha du réfrigérateur. Un bon jus de fruit et au lit. Elle posait la main sur la poignée quand elle aperçut, à travers la fenêtre, la voiture de Passan.
Sa colère se réveilla instantanément. Elle partit au pas de charge en direction de la porte d’entrée, attrapa son trousseau de clés et bondit dehors. Elle traversa la pelouse, sentant ses talons marteler la terre. Ses pensées suivaient la même cadence. Elle haïssait cet homme. Son obstination, son caractère buté, ses manières de flic. Il n’avait rien compris. Il ne comprendrait jamais rien…
D’un geste rageur, elle appuya sur la télécommande. Le portail s’ouvrit. Elle franchit le seuil, ignorant l’asphalte humide sous ses pieds nus.
— Qu’est-ce que tu fous là ? hurla-t-elle.
Passan descendit sa vitre :
— Je suis venu voir si tout allait bien.
Elle aperçut, sur le siège passager, la bouteille thermos de thé vert et un roman de Tanizaki. Une mélodie de flûte shakuhachi jouait en sourdine. Le kit du parfait petit Japonais ringard. Elle l’aurait tué.
— Tu n’as donc pas compris ce matin ? C’est ma semaine, tu piges ? Tu n’as pas le droit de rôder ici ! Je vais en parler à mon avocat.
Passan haussa les sourcils :
— Ton avocat ? On a dit qu’on prenait le même !
Elle croisa les bras :
— J’ai changé d’avis.
— Il n’y a plus de conciliation ?
— Tire-toi ou j’appelle les flics.
— Elle est bonne.
Passan ouvrit sa portière mais Naoko la referma aussi sec d’un coup de talon.
— On ne vit plus ensemble ! hurla-t-elle. Tu vas te foutre ça dans le crâne ? JE N’AI PLUS BESOIN DE TOI !
D’un signe de tête, Olivier désigna la villa :
— J’ai vu que t’avais allumé le sous-sol. Un problème ?
Sa voix de petit chef. Son calme de garde du corps. Naoko balança un nouveau coup de pied dans la portière.
— Casse-toi de chez moi !
Il leva une main en signe d’apaisement et tourna la clé de contact :
— OK… Ne t’énerve pas.
Naoko ne se contenait plus. Elle martela de ses poings le toit de la voiture.