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Il avait dû attendre sa majorité pour avoir accès à son dossier médical. Cela avait été un choc, mais un choc salutaire.

La précision des termes scientifiques lui avait fait du bien. Lui qui avait grandi dans l’incertitude, il aimait ces noms tout droit sortis d’une encyclopédie spécialisée. Ils formaient autour de lui une armure, une carapace, lui offrant une assise, une identité. Ses titres de gloire.

1971, diagnostic de cryptorchidie. 1974, génitoplastie. 1984, caryotype féminin. 1985, nouvelle génitoplastie. 1986, androgénothérapie… Plusieurs articles scientifiques lui étaient consacrés. Il était un cas d’école. Un « hermaphrodite vrai ». Un « intersexué ». Un Ovotesticular Disorder of Sexual Development. Lui se considérait comme un être hybride. Il aimait ce terme, parce qu’il l’associait aux Hébrides, ces îles situées à l’ouest de l’Écosse, et plus encore aux Nouvelles-Hébrides, au sud-ouest de l’océan Pacifique. Il se concevait comme un habitant d’un continent inconnu. On encore comme un « être du Milieu », en référence au monde du Seigneur des Anneaux.

Il ferma le dossier et passa à d’autres liasses : rapports de police, coupures de presse… La suite n’appartenait pas au domaine médical mais à la rubrique des faits divers.

1988. Dans un petit bar de Saint-Gély-du-Fesc, près de Montpellier, un ivrogne le traite de « tafiole » ou de « tarlouze » — il ne se souvient plus du terme exact. Il se rue sur le gars et lui brise une trente-trois centilitres sur le visage. On réussit à le maîtriser alors qu’il attaque le deuxième œil à coups de tessons.

Durant son séjour à la Colombière, l’hôpital psychiatrique de Montpellier, il intègre plusieurs vérités. La première, il doit lever le pied sur les injections de stéroïdes. La deuxième, sa mutation n’est pas complète. Il s’est rasé la tête, a sculpté son corps, changé sa voix. La testostérone a épaissi ses doigts, élargi ses mâchoires. Mais la femme est toujours là, en transparence. Même un poivrot a vu clair au fond de lui. La troisième vérité, c’est qu’il aime la violence. C’est la seule pulsion qui l’apaise.

Il comprend que, dans cet univers hostile, il va falloir la jouer fine. Tromper son monde. Dissimuler ses désirs. Et tirer profit de son handicap. D’ailleurs, il lui suffit de sortir son dossier médical pour que l’environnement s’adoucisse. Le juge se montre bienveillant, les infirmiers, les médecins compréhensifs.

Contrairement à ce qu’on pense, il y a une pitié pour les monstres.

À sa sortie de la Colombière, c’est l’impasse. Pas question de passer le bac — il ne veut pas moisir dans un bureau. Pas question non plus de suivre une formation technique — il ne veut pas devenir un esclave. Son nouvel éducateur référent entend dire qu’il n’a pas son pareil pour booster une mobylette ou regonfler une bagnole épuisée. Il réussit à convaincre un garagiste des environs de Sommières de le prendre en stage. L’être du Milieu se révèle sous les capots des coupés et des berlines. Il répare les mécaniques et, en retour, il règle la sienne. Il aime démonter et remonter les systèmes. Comprendre comment ça marche. Sentir sous ses mains la puissance des moulins, la vibration des soupapes. Ce sont ses mathématiques à lui. Un terrain neutre, à la fois brûlant et froid, où il peut se perdre et s’oublier.

En réalité, ses hantises ne le lâchent pas mais il avance masqué.

Les autres n’y voient que du feu — c’est le cas de le dire.

1989. Il bénéficie d’un Contrat Jeune Majeur mais refuse d’habiter un foyer de jeunes travailleurs. Il préfère dormir dans le garage, près des moteurs, dans les odeurs de graisse et d’essence. Il prend des cours du soir. On lui enseigne les fondements de l’ingénierie. Ses injections d’androgènes trouvent leur rythme. Cerise sur le gâteau : l’amnistie de 1988, à l’occasion de la réélection de François Mitterrand, a effacé son ardoise judiciaire.

1991. Changement de crèmerie. Embauché par un garagiste vieillissant à Béziers, il fait des merveilles. Il sait bichonner les machines mais aussi parler aux clients. Deux ans plus tard, le propriétaire passe la main, lui offrant des conditions de rachat exceptionnelles. Il a vingt-deux ans. Sa passion ne faiblit pas. Il répare. Rénove. Rembourse. Pas de femme, pas d’homme dans sa vie — juste de la tôle, des pistons, de la puissance. Il porte maintenant un bandana rouge, des verres fumés, un bleu de chauffe qui masque ses formes musclées. L’ironie est que défile dans son garage tout ce que la région compte de machos. Des fous de bagnole qui ne voient pas plus loin que le bout de leur queue et pensent que les femmes ne sont pas dignes de salir le cuir de leurs caisses.

De temps à autre, il cède à ses démons. Personne ne le sait. Personne ne le sent. Lui-même parvient à se persuader que ses actes nocturnes n’existent pas.

1997. On lui propose de gérer une concession à Montpellier pour des marques allemandes. Il laisse tomber le bandana et revoit sa tenue vestimentaire. Complet noir Armani, boots Weston, chemises Paul Smith à col dur. Il a tellement travaillé sa voix, son maintien, ses gestes qu’une nouvelle mutation ne lui fait pas peur.

Il a vingt-six ans. Sa carrière est exemplaire, exponentielle. Il vit maintenant dans un vaste appartement au cœur du quartier de l’Écusson. Ses clients l’invitent à dîner. Il est admis dans la haute société de Montpellier. Tout lui sourit. Tout, sauf lui-même.

Au fond de ses ténèbres, rien n’est réglé. Chaque soir, il endosse des vêtements féminins. La nuit, il lui arrive de visiter les cliniques, les hôpitaux de la région, déguisé en infirmière. Parfois, il passe à l’action. Les articles régionaux qui défilent sous ses doigts l’attestent : ses cauchemars sont bien réels.

L’être du Milieu est toujours en surchauffe. Sa vie est pure, aussi aseptisée qu’un bistouri passé à l’autoclave. Une lame aiguisée, sans la moindre souillure, pour mieux mutiler…

1999. Il liquide ses biens, ses crédits, et part à la conquête de l’Amérique. Texas. Utah. Colorado. Arizona. Il revient au bleu de chauffe et aux moteurs. Il est libre. Il est heureux. Il se sent bien dans ce pays ouvert aux immigrés, même lorsqu’ils viennent, comme lui, d’une planète impossible.

Mais le feu est toujours là, près de son cœur. D’autres coupures de presse, rédigées en anglais, font état de ses exploits dans les déserts américains. Les sexes qui s’entrechoquent au fond de lui sont comme deux disques d’acier au contact, tournant à dix mille tours-minute. Il ne peut trouver l’épanouissement que dans l’incandescence. Son destin est un brasier.

2001. Le mécanicien rentre en France. Pas n’importe où : dans le 9–3. Nostalgie pour les villes de son enfance ? Il ne connaît pas ce genre de sentiment. Il en connaît d’autres : soif de destruction, appel du sang… Il dispose toujours d’un pactole, héritage de sa période méridionale. Son CV s’est enrichi de deux années aux États-Unis et d’une connaissance approfondie des technologies les plus avancées. Il achète un garage à Saint-Denis et ouvre sa première enseigne : Alfieri.

Il a trente ans. L’enfant prodigue est de retour. Il est temps de régler ses comptes.

Il leva les yeux et prit conscience que deux heures s’étaient écoulées. Ses doigts trempés de sueur étaient couverts d’encre. Les lignes des articles indéchiffrables. Il se sentait apaisé. Comme d’habitude, le rappel de son parcours lui avait apporté espoir et réconfort. Il avait ainsi évolué jusqu’à l’ultime étape — celle où il avait trouvé la clé de son destin.