— Qui essaie de me faire peur.
— T’es malade ou quoi ?
— Il n’y a pas eu d’effraction. Le chien n’a pas aboyé. L’intrus est un familier.
— Pourquoi ferait-il ça ?
— Je sais pas. Pour nous rapprocher. Nous forcer à faire front ensemble contre un ennemi imaginaire.
— Il ne veut plus divorcer ?
Elle ne répondit pas. Jamais Passan n’avait manifesté le moindre doute au sujet de leur séparation. Peut-être exprimait-elle, au contraire, son propre dilemme… Elle ne savait plus où elle en était.
— Tu délires complètement, asséna Sandrine. On dirait que tu as oublié qui est Olive.
Naoko reprit sa marche. Le seul fait d’énoncer cette crainte à voix haute l’avait soulagée. D’ailleurs, durant quelques secondes, elle n’y crut plus. Puis le doute revint, lancinant…
— C’est un flic, s’obstina-t-elle. Il ne connaît que la violence, les rapports de force.
— Et alors ?
— Je me demande si toutes ces années dans la rue ne l’ont pas rendu cinglé… Je… je…
Elle fondit en larmes, libérant la tension qui l’oppressait depuis la nuit précédente. Sandrine la saisit par les épaules, la tourna et la prit dans ses bras.
— Ma petite, je dois te dire que t’es en train de déconner à plein tube.
Naoko se dégagea de l’étreinte et essuya ses larmes. Elles suivirent de nouveau la berge. La pierre claire, le canal sombre, la poussée oblique de Sandrine. Tout cela l’écœurait. Elle eut soudain envie de dormir, de sombrer dans l’inconscience.
— Je me demandais…, marmonna Naoko. Vous étiez ensemble quand je l’ai connu, non ?
— Non. C’était déjà fini.
— Comment était-il avec toi ?
— Ça n’a été qu’un flirt. Rien à voir. Tu es l’amour de sa vie.
Naoko nia d’un signe de tête :
— Non. Tout ça, c’est terminé.
— On a compris. Mais vous devez rester soudés le temps de cette galère…
Naoko renifla, sortit un kleenex et sourit. Sandrine, avec son allure fofolle et ses gestes désordonnés, était dotée d’un solide bon sens qu’elle n’avait jamais eu. Elle, la Japonaise, supposée froide et réservée, partait au quart de tour à la moindre idée délirante.
Cette fois, ce fut elle qui enlaça Sandrine. L’odeur de musc lui monta aux narines, l’emplissant d’un sentiment de réconfort presque animal.
— Je sais pas ce que je ferais sans toi…
31
Depuis deux heures, Passan étudiait le dossier de l’Aide sociale à l’enfance consacré à Guillard Patrick. À midi, il était retourné au Chris’Belle. Vernant avait le document. Olivier l’avait aussitôt feuilleté puis était reparti au pas de course. L’autre l’avait rattrapé, tentant de lui arracher une promesse. Il n’avait obtenu qu’un direct dans le foie.
Le flic avait foncé jusqu’à Nanterre-Parc puis s’était enfermé dans son bureau du troisième, écartant tous les dossiers, les empilant contre la porte pour que personne ne le dérange. Il avait réglé la climatisation au plus frais avant de plonger dans les origines de l’hermaphrodite.
Entre-temps, Isabelle Zacchary l’avait appelé, pour lui faire un compte rendu sur l’atelier de Stains. Rien ne pouvait être retenu contre Guillard. Ses empreintes étaient partout mais pas sur le corps lui-même ni sur les instruments chirurgicaux qui avaient servi à le charcuter. Sur ses vêtements, pas le moindre fragment biologique appartenant à la victime, pas la moindre liaison avec le sacrifice. On n’avait pas non plus retrouvé de seringue ni de chlorure de potassium. Passan ne fit pas de commentaire. Son idée était que le salopard s’en était débarrassé dans le brasier du nourrisson.
Quant à la prétendue fuite d’un autre homme par la porte de derrière, c’était la thèse du « Pourquoi pas ? » qui persistait. Il existait bien une autre issue. Elle n’était pas verrouillée et ne portait aucune autre empreinte que celles de Guillard. Suffisant pour l’inculper ? Non. Écoutant Zacchary, Passan songeait toujours aux gants de nitryle — plus que jamais, la seule preuve reliant le tueur à sa victime.
Il fallait retourner au terrain vague, chercher encore…
Il n’avait reçu aucune nouvelle de Levy et il n’en attendait pas. Si de nouveaux éléments étaient découverts, il serait le dernier averti. Il était en quarantaine et il savait pourquoi : tant qu’il rôderait dans les parages, l’enquête serait sujette à caution… Lors du procès d’O.J. Simpson, un des faits qui avaient permis sa libération était que le détective responsable de l’enquête avait répété, lors d’une seule conversation téléphonique, plus de quarante fois le mot « nègre ». Cette seule circonstance avait suffi à jeter le discrédit sur les preuves qui accablaient le joueur de baseball. S’il voulait être crédible, Levy avait intérêt à tenir Passan à distance.
Le dossier Guillard était plus fertile. Dès les premières lignes, le flic se retrouva en terrain de connaissance. Éducateurs référents. Enfants placés. Parents de substitution. Famille nourricière. Famille agréée… Un vocabulaire qu’il connaissait par cœur. Passan n’avait jamais éprouvé la moindre empathie pour le suspect mais à la lecture de son dossier, il devait se rendre à l’évidence : ils sortaient tous les deux du même merdier.
Les premiers feuillets contenaient un scoop : Guillard avait vu le jour à l’institut médical Sainte-Marie, à Aubervilliers. Quand un enfant naît sous X, la règle administrative est d’inscrire comme lieu de naissance la mairie de la commune concernée. Or, la fiche d’état civil de Guillard indiquait celle de Saint-Denis. Le fonctionnaire qui l’avait déclaré avait ajouté cet obstacle supplémentaire pour brouiller un peu plus les pistes — à moins que ce soit une simple erreur.
Il fallait donc repartir de zéro. Visiter l’établissement hospitalier. Consulter ses registres. Identifier la mère sans nom ni visage. En espérant qu’on ne s’était pas amusé à falsifier aussi la date de naissance. Autre fait singulier : étant donné qu’on choisit en général comme patronyme pour un enfant né sous X trois prénoms, le troisième faisant office de nom de famille, d’où venait « Guillard » ? Une création du fonctionnaire ? Impossible de le savoir.
La loi accorde soixante jours à la génitrice pour revenir sur sa décision. Elle est en droit aussi de laisser une lettre que son enfant pourra lire à l’« âge de discernement », avec l’« accord de ses représentants légaux ». La mère de Guillard n’avait pas changé d’avis. Et elle n’avait rien laissé. À partir de là, Patrick était devenu adoptable mais personne ne s’était jamais porté candidat : comme dans tout autre domaine, les adoptants évitent les mauvais numéros de série.
Cela leur faisait un point commun : Passan non plus n’avait jamais été adopté. Pour une autre raison : il n’avait jamais été orphelin. Sa junkie de mère avait toujours survécu. À distance. Un jour, elle méditait dans un ashram du Sikkim. Un autre, elle vivait en communauté à Auroville, au nord de Pondichéry. Plus tard, elle suivait une cure de détox à Zhongdian, à la frontière tibétaine. Puis on la retrouvait à Calcutta, disciple d’un maître hindouiste qui pratiquait des sacrifices à Kali. Passan lisait ses rares lettres avec incrédulité. Il l’imaginait patauger dans le sang et les fleurs, une chèvre égorgée à ses pieds. Quand elle s’était fait le fix ultime, Passan avait vingt ans. Un peu tard pour se trouver une famille.
Comme Guillard, il avait connu les week-ends dans des foyers vides, les vacances en colonie, le perpétuel ballottage entre juges et éducateurs. Il avait éprouvé cette soif d’amour sans but ni objet qui assèche le cœur. Ce manque de tendresse qui vous durcit la carne.