Выбрать главу

Il vérifia son portable. Pas de SMS. Cette soirée en solitaire ne lui valait rien. Il se leva et pénétra dans la salle de bains. Le temple de Naoko. L’espace était scindé en deux parties : une première zone carrelée, abritant un lavabo et une cabine de douche modernes ; une seconde pièce, entièrement lambrissée de pin, où trônaient d’une part un baquet rectangulaire aux hautes parois et d’autre part un pommeau de douche, à utiliser assis sur un tabouret en cèdre.

Il se tourna vers les étagères et considéra les brosses. Kitagawa Utamaro, le plus grand peintre du XVIIe siècle, renforçait la noirceur des chevelures par une seconde impression d’encre de Chine. Celle de Naoko était digne de ces estampes : elle offrait un noir si plein, si total qu’on se disait que le pinceau de la Nature était repassé deux fois pour en accentuer la densité.

Naoko avait aussi laissé des produits de soin, des crèmes de beauté, alignés avec précision. Les doigts de Passan effleurèrent les flacons, les conditionnements avec la même appréhension que lorsqu’il avait ouvert les placards. Pour emmerder ses copines, Olivier prétendait que Naoko était cent pour cent naturelle. En réalité, il n’avait jamais vu une personne utiliser autant de baumes, de laits, de lotions, de sérums, de gels. À ce stade, cela tenait du culte, du rituel de dévotion.

Il était fasciné. Il considérait Naoko comme un sommet de sophistication. Une sorte d’œuvre d’art façonnée par elle-même. Il songeait toujours à l’ouverture du film de Kenji Mizoguchi, Cinq Femmes pour Utamaro, une biographie romancée du peintre. Des femmes hiératiques, au visage absolument blanc, à haute coiffure en coques, vêtues de lourds kimonos aux motifs chatoyants, marchaient d’un pas solennel sous des ombrelles de papier huilé, tenues par des hommes qui semblaient être leurs esclaves. Spectacle en soi sidérant de beauté.

Ce n’était pas rien.

Ce n’était pas tout.

À cadence régulière, elles effectuaient un pas de danse étrange. De leur pied droit, elles dessinaient lentement un arc de cercle sur le sol, révélant leurs socques de bois hauts de vingt centimètres, tout en fléchissant l’autre jambe, puis elles marquaient un temps d’arrêt avant de faire une nouvelle boucle. Des compas féminins, traçant des courbes mystérieuses, appliquant des calculs nés d’une féerie inconnue…

Subjugué, Passan avait montré ces images à Naoko pour savoir qui étaient ces princesses célestes et quelle tradition était ici représentée. Naoko avait simplement répondu, d’un ton distrait :

— « Ce sont des putes. Des oïran du quartier de Yoshiwara. »

Passan avait encaissé le coup et voilà ce qu’il s’était dit : un pays où les courtisanes ont plus de noblesse que n’importe quelle princesse occidentale, un pays où on désigne le sexe féminin par l’expression « là-bas » et où on évoque une personne bisexuelle en disant qu’il a « deux sabres » est un pays où il fait bon faire l’amour.

Il se déshabilla, posa son calibre au bord du lavabo et passa sous la douche. Il ferma les yeux au contact de l’eau. Un bref instant, il se sentit bien. Il se prit même à chantonner, à voix basse. Mais le crépitement du jet l’isolait du reste de la maison — et il n’aimait pas ça. Se savonnant énergiquement dans la vapeur, il décida de faire vite et de s’installer sur un matelas devant la porte de la chambre des enfants.

Il dormirait avec Diego.

Deux chiens de garde veillant sur le sommeil des petits.

Soudain, il ouvrit les yeux. Il baignait dans une vapeur rose. Son torse était constellé d’éclaboussures rouges. À ses pieds, une flaque saumâtre faisait des bulles. Il releva la tête et constata que les carreaux des parois étaient maculés de longues traînées d’hémoglobine.

Il était blessé. Bon Dieu. Il pissait carrément le sang. Toujours sous les rais de la douche, il se palpa, s’observa, inspecta son entrejambe. Rien. Pourtant, c’était bien du sang, coulant sur les murs, moussant sur le sol en une écume abjecte.

À tâtons, il coupa l’eau, se cogna contre la porte vitrée et parvint à sortir en trébuchant. Sa poitrine, son pubis, ses cuisses étaient écarlates. Il tendit le bras, s’accrocha au lavabo, se releva.

Il attrapa son .45 et fit monter, par réflexe, une balle dans le canon.

Les enfants.

Il bondit dans le couloir, calibre au poing. Avec précaution, il ouvrit la porte alors que Diego s’écartait mollement, ne comprenant pas ce qui se passait.

Rien à signaler. Shinji et Hiroki dormaient paisiblement.

Ruisselant, il retourna dans la salle de bains, fit sauter la balle du calibre puis replaça le cran de sécurité. En état de choc, il aperçut son reflet dans le miroir. À travers la buée rose, il ressemblait à une carcasse de bœuf, suspendue à un crochet.

Il chercha son mobile. D’une pression, il composa un numéro mémorisé puis se laissa glisser le long du mur et replia ses jambes. Le sang coagulait déjà, tirant sur sa peau.

— Allô ?

Passan parla à voix basse :

— Fifi ? C’est moi. Faut qu’tu rappliques. Tout de suite.

— Mais tu m’as dit…

— Appelle aussi l’IJ. Je veux Zacchary en personne. Avec toute son équipe.

— Qu’est-ce qui se passe, putain ?

— Des voitures banalisées. Pas de combinaison, pas de logo, pas de gyrophare. Et surtout pas de sirène ! Pigé ?

Il raccrocha. Se blottissant contre le mur, il se rendit compte qu’il balançait son torse d’avant en arrière, à la manière d’un musulman récitant ses sourates. Il se sentait cerné par des ondes d’épouvante.

Il jeta un regard apeuré vers la cabine de douche.

On aurait dit une plaie béante.

38

— La combine est assez simple.

— Parle moins fort. Mes mômes dorment à côté.

La salle de bains affichait complet. Passan avait enfilé un jean. Son .45 était glissé dans son dos. Isabelle Zacchary était accroupie dans la cabine — l’humidité plaquait sa combinaison sur ses formes mais personne n’avait la tête à ça. Deux autres techniciens s’affairaient au-dessus du lavabo dans la même tenue : blouses de papier, masques antipoussière, charlottes, gants de chirurgien et surchaussures…

Fifi se tenait sur le pas de la porte, en sueur, ahuri. Derrière lui, les deux durs censés monter la garde. Ils avaient l’expression de gars qui se sont pris une toiture de zinc sur le coin du nez. Mazoyer aussi venait d’arriver — pour rien.

— Ton mec a congelé du sang dans de fines gouttières, reprit Zacchary un ton plus bas. (Disant cela, elle mimait l’opération de ses doigts gantés.) Il a ainsi obtenu des espèces de tiges qu’il a placées là-haut, sur l’arête du carrelage.

Il régnait une chaleur d’étuve entre les quatre murs. Le parfum du bois de cèdre planait, incongru.

— Quand tu as pris ta douche, tu as créé une source de chaleur. Le sang s’est liquéfié. Deux litres à peu près…

Passan écoutait les explications, abasourdi. Le pourtour de ses paupières l’irritait, comme s’il avait fixé pendant des heures l’incandescence d’un haut fourneau. L’ennemi faisait preuve d’un machiavélisme qui dépassait tout ce qu’il avait vu — et il n’était pas un perdreau de l’année.