— C’est du sang de primate ?
— Du sang humain, intervint un des deux techniciens.
Il tenait un tube à essai, contenant une boue couleur de prune sombre.
— La réaction antigènes/anticorps ne laisse aucun doute.
Passan s’approcha. Malgré la chaleur, le sang coagulait toujours sur son épiderme, lui tirant les poils comme des griffes. Il sentait son cœur se rétracter sous sa cage thoracique. Il imaginait un caillot. Une concrétion dure. Un noyau de peur dont le fruit était sa chair.
— T’as déjà le groupe ? demanda Zacchary.
— Ça vient…
Le deuxième technicien manipulait d’autres fioles. Son masque antipoussière lui donnait l’allure d’un guerrier médiéval.
Les secondes s’écoulèrent, se transformant en lentes gouttes de sueur.
— Voilà, fit enfin l’homme masqué. AB. Un groupe plutôt rare.
Passan se rua dans le couloir, bousculant Fifi puis les trois autres flics.
Le punk le rattrapa :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Mes mômes sont du même groupe.
Il ouvrait déjà la porte de leur chambre avec précaution. Malgré lui, il retint sa respiration. Durant les premières secondes, il ne vit rien, puis ses yeux s’habituèrent à la pénombre.
Il s’approcha d’abord du lit de Shinji. Un genou au sol, il redressa lentement l’enfant endormi. Il l’avait déjà examiné quelques minutes auparavant mais cette fois, il observa plus en détail ses poignets, ses avant-bras, remontant lentement vers l’épaule.
Son cœur lui parut exploser. L’enfant portait de minuscules traces de piqûre dans les plis du coude. Éclairées par les étoiles qui tournoyaient dans la pièce, les marques apparaissaient puis disparaissaient. Passan se recroquevilla, le crâne entre les mains, serrant les dents pour ne pas hurler.
Il rejoignit le lit de Hiroki, le cerveau lacéré par les questions. Il releva ses manches, ouvrit ses bras, reconnut les marques et sentit d’un coup son corps se glacer. Qui était venu ici voler le sang de ses enfants ? Quand ? Comment ? Pourquoi ni lui ni Naoko ne s’était rendu compte de ces visites ?
Il embrassa l’enfant et laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Il parvint à se mettre debout puis recula jusqu’au seuil. Sans bruit, il referma la porte.
— Alors ? demanda Fifi.
Passan balança un direct dans le mur opposé à la chambre.
39
— Il faut vous déshabiller.
— Quoi ?
— Je ne parlerai que lorsque vous serez nu.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
— J’ai vu ça dans un film et l’idée m’a paru bonne.
— Tu crois que je porte un micro ?
Jean-Pierre Levy l’avait tutoyé d’emblée. Lui s’en tenait au vouvoiement. Plus classe, plus approprié.
— Déshabillez-vous.
— Pas question. Si tu sors pas le fric dans les cinq secondes, j’me casse. Mes gars viendront te chercher ce matin, avec les pinces. C’est moi qui mène le jeu, mon salaud.
Il sourit : le flic mentait. Le fait de vendre des voitures profilées et surpuissantes lui assurait une clientèle presque exclusivement masculine. Parmi ces machos, plusieurs officiers de police avec lesquels il entretenait des relations cordiales, presque amicales. Il lui avait suffi de passer quelques coups de fil, en prétextant vouloir s’assurer de la solvabilité de Levy. Les condés s’étaient d’abord montrés réticents — le devoir de réserve — puis les langues s’étaient déliées. Jean-Pierre Levy était connu pour ses frasques. Joueur, flambeur, endetté, deux fois divorcé : le flic courait après son ombre. Sans compter l’IGS qui n’attendait qu’une occasion pour le coincer.
Comment avait-on pu confier son dossier à ce type aux abois ? Les mystères de l’administration française. Il ne pouvait pas se plaindre : face à un autre enquêteur, le coup des gants l’aurait directement envoyé derrière les barreaux.
— Vous connaissez le pari de Pascal ?
— Le fric, nom de Dieu.
— Si vous repartez maintenant, sans me vendre ce que je veux acheter, j’aurai perdu. Mais si je vous donne l’argent et que vous m’avez trompé, j’aurai perdu aussi. Soyez raisonnable. Déshabillez-vous. Dans dix minutes, tout sera fini.
Les secondes s’étirèrent. Il ne bougeait plus, ne prononçait pas un mot. La meilleure méthode pour faire plier les volontés. Il avait appelé Levy à 2 heures du matin pour lui proposer ce lieu de rendez-vous : le sommet d’Avron, à Neuilly-Plaisance, un des rares promontoires du 93. Le plateau abritait des pelouses boisées qui s’ouvraient à cent quatre-vingts degrés sur la plaine Saint-Denis.
Le flic était sans doute parti aussi sec pour repérer le site. Lui était venu à 5 heures et avait garé sa voiture un peu plus loin. À travers les broussailles, il avait localisé Levy déjà en planque, près des grilles du parc. Enfin, à 6 h 30, les deux prédateurs étaient sortis de leur trou. Il avait déverrouillé le portail — il avait un passe — et guidé son adversaire jusqu’à un sentier retiré. Personne ici avant 8 heures : pas le moindre jogger ni le moindre passant. Idéal pour l’échange.
Il regarda sa montre : une minute s’était écoulée. Sans un mot, sans un geste.
Enfin, Levy souffla une injure et s’exécuta. Par décence, il lui tourna le dos et fit quelques pas. Il faisait frais. Le vent jouait parmi les feuillages, les ronces et les chardons. Les arbres clairsemés donnaient un air de savane africaine à l’esplanade.
Quelques secondes plus tard, Levy avait ôté ses chaussures, sa veste de treillis, son pantalon et dégrafé le holster contenant son calibre. Il pesait déjà moins lourd.
Il revint au paysage. Le soleil se levait, perçant l’hémorragie de l’aube. La vallée se dissolvait dans une brume de pollution qui évoquait le chatoiement d’une mer secouée de vaguelettes.
Le miracle se produisait. Le rayon vert de la banlieue.
Durant quelques secondes, à ce moment précis, la tristesse des villes du 93 s’évanouissait. On ne voyait plus leur laideur, leur misère, leur désordre. Seule une plaine miroitante se déployait, brillante comme un bouclier, prête pour le combat.
À cet instant, et à cet instant seulement, tous les espoirs étaient permis.
— Voilà.
Levy n’avait conservé que son caleçon. Il n’était pas gros, mais flasque. À peu près aussi dynamique qu’une chambre à air crevée. Chauve, couvert de poils ternes, qui se mêlaient à sa chair grise, il paraissait imberbe.
— Où est le fric ?
Il ne répondit pas tout de suite, le laissant encore mijoter.
— Vous avez ce dont vous m’avez parlé ?
— D’abord le fric.
— Bien sûr. Un instant.
Il retourna au pied de l’arbre où il avait posé son cartable en cuir. Parvenant près du fût, il lança un bref coup d’œil à Levy : il s’était rapproché de son arme posée parmi les herbes. Il eut un sourire rassurant et attrapa le cartable. Il savait que le Juif ne tirerait pas tant qu’il ne serait pas sûr que l’argent était à l’intérieur.
Il revint vers lui, faisant craquer sous ses pas les herbes sèches.
— Pose la sacoche et ouvre-la, très lentement.
Levy parlait comme s’il le tenait en joue. Il lui accorda cette illusion. Des oiseaux chantaient, dissimulés parmi les frondaisons. Il se sentait étrangement détendu. Il posa son soi-disant magot dans l’herbe. Il avait calculé le poids approximatif de cinq cent mille euros en liasses de billets de cinq cents euros. Un kilo de cash.