— C’est… c’est quoi cette chaleur ?
— Tu dois transpirer. Tu dois exsuder l’anesthésique.
— ME LAISSE PAS !
— Ne te fatigue pas. Ce sous-sol n’a pas vu une voiture depuis trois ans. À tout à l’heure.
Il rabattit le rideau et marcha rapidement jusqu’à sa voiture. 7 h 30. Tout allait bien. Il disposait d’une demi-heure pour rejoindre Neuilly, se garer boulevard d’Inkermann, traverser les jardins par l’arrière et regagner sa tanière par la voie secrète qu’il empruntait toujours.
Il tourna la clé de contact et régla la climatisation au plus bas. Il ferma les yeux durant quelques secondes sous l’effet de la fraîcheur bienfaisante puis démarra en faisant hurler la gomme. Une fois chez lui, après une bonne douche, il n’aurait plus qu’à attendre 9 heures pour monter dans sa Classe E, conduite par son chauffeur, sous le regard attentif de sa garde rapprochée.
Une nouvelle journée commencerait.
Il était surpris par sa propre décontraction. Au fond, toute cette histoire avec Levy n’était qu’un problème collatéral. Seul comptait le combat avec l’Ennemi.
L’affrontement mais aussi le rapprochement…
41
— Tout s’est bien passé cette nuit ?
— Super.
— Ils se sont couchés tôt ?
— Aucun problème.
— T’as une drôle de voix.
— Je suis à la bourre.
— Je t’ai appelé tout à l’heure. Je voulais leur parler.
— Tu sais comment ça se passe le matin.
Naoko ne répondit pas. Elle connaissait le rythme du lever des garçons, du petit déjeuner, de la course vers l’école. Que Passan n’ait pas eu le temps de la rappeler ne l’étonnait pas.
— T’es sûr que ça va ? insista-t-elle.
— Très bien, je te dis ! Je suis en retard. Je te laisse.
Il raccrocha. Naoko resta interloquée. Elle s’en voulait d’implorer des nouvelles, elle qui plaidait pour deux camps bien séparés. Mais la situation autorisait des entorses à la règle.
Elle choisit une tenue parmi les affaires qu’elle avait rapidement fourrées la veille dans un sac. Quelque chose n’allait pas. Une dissonance, une fêlure dans la voix. Paradoxe pour un flic : Passan ne savait pas mentir.
Contrariée, elle enfila une robe bleu pastel. Le tissu était froissé. Nomade de sa propre vie, il fallait qu’elle s’habitue. Elle avait opté pour un hôtel à Neuilly, le Madrid, situé sur l’avenue du même nom, proche de la Défense. La veille, en sortant du bureau, elle avait tourné au hasard dans ce coin et avait été frappée par la rumeur cuivrée qui planait sous les platanes. Elle avait repéré l’établissement et s’était décidée, sans réfléchir.
Elle s’était mise au lit après avoir reçu un SMS rassurant de Passan mais n’avait pas réussi à s’endormir. Elle avait pris un somnifère et s’était recouchée, comme on s’acquitte d’une tâche funèbre. Elle avait sombré quelques heures, par fragments noirs.
À l’inverse de Passan, Naoko ne faisait jamais de mauvais rêve. Pas même des songes compliqués ni inquiétants. Seulement des épisodes anodins : un feu rouge ne passait jamais au vert, elle achetait des pâtisseries et se retrouvait avec des poissons dans son sac. Des rêves de ménagère. Cette nuit n’avait pas dérogé à la règle.
C’était quand elle se réveillait que le cauchemar reprenait. Elle pensait à ses enfants. Au singe écorché dans le réfrigérateur. À la menace qui pesait sur sa maison, son foyer…
9 heures. Dans une demi-heure, sa première réunion débutait. Elle s’observa dans le miroir de la salle de bains. Son maquillage était nerveux, acéré, comme une écriture fiévreuse. Les financiers s’en contenteraient : vu les chiffres qu’elle allait leur servir, ce serait le cadet de leurs soucis.
Elle ignora l’ascenseur et dévala l’escalier de service, faisant claquer ses talons. Toute la nuit, le soupçon sur Passan était revenu en leitmotiv. Parfois, l’idée lui paraissait absurde. D’autres fois, elle se disait qu’on ne connaît jamais personne en profondeur. Elle se remémorait les signes qui démontraient que son mari, au fil des années, avait progressivement basculé dans la violence, le déséquilibre, voire la folie. Ses accès de colère. Son amour pour ses enfants, qui ne fonctionnait que par à-coups, par excès. Ses engueulades avec elle, où ses griefs s’écoulaient comme du pus — on aurait dit qu’il vidait une plaie profonde. Ses ricanements sardoniques, inexplicables, lorsqu’il regardait la télévision. Ses sorties ordurières au téléphone avec ses collègues…
Dans ces moments-là, la réalité la rattrapait : elle vivait avec un homme qui avait tué d’autres hommes. Ces mains qui portaient ses enfants, la caressaient avaient aussi brisé des os, appuyé sur la détente, frayé avec la mort et le vice…
Même sa passion pour le Japon avait viré à l’obsession mortifère. Il ne parlait que de seppuku, de règles d’honneur qui légitimaient la destruction, le suicide. Toutes ces conneries qu’elle avait fuies à toutes jambes — notamment parce qu’elles lui rappelaient son père.
Mais tout cela suffisait-il pour faire de lui un cinglé déterminé à la terrifier ? Non. D’ailleurs, elle était sûre que cette affaire avait à voir avec une de ses enquêtes. Qu’il connaissait le vrai coupable. Une sombre histoire de vengeance, quelque chose de ce genre, dont il refusait de parler.
La circulation était fluide sur l’avenue Charles-de-Gaulle. Elle se faufila jusqu’au boulevard circulaire. Un autre problème se greffait à cette sinistre matinée. La veille, en fin d’après-midi, elle avait vu son avocat, un dénommé Michel Rhim. Elle lui avait raconté l’épisode du singe écorché. Pire encore : elle s’était laissée aller à évoquer ses soupçons au sujet d’Olivier. Rhim avait exulté. Il avait parlé d’expertise psychiatrique, d’enquête sociale… Il avait promis une victoire totale : garde exclusive des enfants, prestation compensatoire, pension alimentaire… Naoko lui avait expliqué qu’elle ne voulait rien de tout ça mais l’autre était lancé. Elle lui avait fait jurer de ne prendre aucune initiative sans la prévenir.
Dans le parking, elle coupa le moteur et croisa les bras sur le volant. La journée commençait à peine et elle était déjà épuisée. Son activité dans cette tour colossale… L’angoisse liée à l’intrus dans la villa… Le combat avec Passan… Tout cela lui paraissait insurmontable. Elle se redressa et fut traversée par une révélation.
Rentrer à Tokyo. Définitivement.
En douze ans, c’était la première fois qu’elle y pensait.
Tout de suite, elle rejeta l’hypothèse. Sa vie était ici. Sa famille. Sa maison. Sa carrière. Un tel départ serait une fuite. Face à l’agresseur. À son divorce. À Passan. C’était aussi une question d’orgueil. Quand on s’exile, ce n’est pas pour rentrer sans boulot, sans mari, avec deux gosses sur les bras. De toute façon, elle ne pouvait plus faire machine arrière — revenir aux codes, règles et obligations de son pays après avoir connu la liberté européenne.
Les Japonais ont une métaphore pour décrire le phénomène : ils se comparent aux bonsaïs, à la fois soutenus et entravés par de minuscules tuteurs. Libérez-les dans la nature et ils se déploient aussitôt. Impossible de les replacer dans leur pot.
Elle traversa résolument le parking désert. Elle devait assumer son destin, ici, maintenant. Même s’il s’agissait d’un naufrage annoncé. Devant l’ascenseur, elle sonda encore plus loin son âme et toucha la strate la plus dangereuse. Au fond, tout au fond d’elle-même, elle acceptait cette chute. À quoi s’attendait-elle ?