Les arbres se resserraient, les cimes s’abaissaient, les façades s’obscurcissaient. Il avait l’impression de traverser un sous-bois. Troisième croisement : la rue du Château-Landon. Des enfants sortaient de classe. Au-dessus des petites têtes, les arches du métro se découpaient, toujours plus lointaines. Aucune trace de la rame. Avait-il perdu son avance ? Débraillé, en sueur, il accéléra, sous le regard inquisiteur de l’agent en civil qui faisait traverser les écoliers.
Le rythme. Les battements de son cœur lui faisaient l’effet de coups de couteau dans sa gorge. Il était passé de la fièvre à l’incandescence pure. Les panneaux de sens interdit, rouges, palpitants, ressemblaient à des signaux d’alerte. Deux rues s’ouvrirent en ciseaux vers le boulevard de la Chapelle : Faubourg-Saint-Martin, Lafayette. Les arceaux de fer se trouvaient maintenant à plus de trois cents mètres, minuscules, hors de portée. Désespérément vides. Il s’arrêta, brisé en deux par un point de côté. La fatigue alourdissait ses membres d’un poids indicible.
Il n’avait pas couru assez vite. Il avait été semé par le convoi. Tout à coup, il releva la tête, les deux mains en appui sur les cuisses. Au contraire : il avait pris de l’avance. La rame s’était arrêtée à Stalingrad. C’était le point faible de son plan : Guillard pouvait aussi bien descendre à cette station qu’à la suivante, Jaurès. Mais aussi le point fort : ces arrêts allaient lui permettre de rejoindre le premier la place du Colonel-Fabien.
Il se remit en marche, cherchant un nouveau rythme. Son point de côté était toujours là mais il l’ignora. Quand il était môme, il utilisait ce truc : il continuait à courir, le plus régulièrement possible, insensible à la douleur, jusqu’à ce qu’elle se résorbe dans sa propre indifférence…
Il ralentit de nouveau. Le centre de police du 10e. Des groupes de flics se déployaient sur le trottoir, alors que des véhicules lançaient des flashs bleutés dans la rue grise. Commandant ou pas, il n’avait pas le temps pour des explications. Or, en langage de flic, un homme qui court en solitaire dans une rue, ça signifie « délit de fuite ». Il croisa les keufs sans un regard, marchant comme un quidam, et sut qu’il était invisible.
Au bout de cinquante mètres, il repartit au petit trot, puis à grandes enjambées, jusqu’à galoper à nouveau. Il vit son reflet se disloquer dans les murailles de verre du conseil de prud’hommes de Paris. Était-il dans les temps ? En guise de réponse, il tomba sur la grande trouée du canal Saint-Martin qui déployait ses perspectives de part et d’autre de la rue.
Les arches du métro s’étaient rapprochées. La boucle revenait vers son objectif. Mieux encore : la rame était là, étincelante. Il pouvait capter son sifflement dans l’air chaud.
Il se remit à courir à pleines foulées. La rue lui paraissait morcelée, trouée, frémissante d’ombre et de lumière. Plus que deux cents mètres… Il ne voyait que la vaste place circulaire devant lui, qui cuisait dans le soleil. Il avait l’impression d’avaler chaque mètre pour trouver un peu d’air… Un vacarme sur sa gauche : les wagons s’engouffraient sous la terre. Le tronçon aérien s’achevait ici. Il courut encore, dévala les marches de la station, trébucha, se rattrapa et se retrouva bloqué par les portillons.
Il poussa violemment un usager qui compostait son ticket et franchit le péage. Direction Nation. Il dégringola de nouvelles marches. La sirène se répercutait contre les voûtes. Les portes se fermaient. Ses épaules bloquèrent le mécanisme. Il se tortilla entre les mâchoires de caoutchouc et parvint à pénétrer dans le wagon.
Les voyageurs le regardaient, atterrés. Il esquissa un sourire, à la cantonade, et s’essuya le visage. Il réalisa qu’il était dans la voiture qu’il avait quittée à la Chapelle et se souvint que Guillard était monté dans celle d’à côté. Peut-être avait-il assisté à son petit numéro de passe-lacet.
Il se dirigea vers la porte du sas pour tenter de l’apercevoir. Il ne cherchait plus à se cacher. Il plaça ses mains de part et d’autre de son visage et observa les usagers de l’autre côté de la vitre. Pas de Guillard. Passan ne pouvait pas le croire. Le métro ralentit : Belleville.
Étouffant un rugissement, il sortit de la voiture et pénétra dans la suivante. Pas de Guillard. Saisi par la rage, il ressortit encore et, au son de la sirène, se glissa dans la troisième. Toujours pas de Guillard.
Le salopard était descendu à Stalingrad ou à Jaurès.
Cette évidence le calma d’un coup. In extremis, il s’extirpa de la voiture et s’effondra sur un siège du quai. Il crut qu’il allait vomir. Le sang lui battait les tempes. D’autres pulsations lui répondaient, provenant de son ventre, de son entrejambe. Il demeura visage baissé, comme un homme qui vient d’être passé à tabac, absorbant les ondes de douleur.
Le métro disparut. Le silence s’imposa.
Alors seulement, il se rendit compte que son portable sonnait.
— Allô ?
— C’est Fifi. Tout le monde te cherche, putain ! Où t’es ?
Il leva les yeux vers le panneau « Belleville ».
— Nulle part.
— Je t’attends à Nanterre. Magne-toi. J’ai les infos de Serchaux et j’ai contacté moi-même les pompiers des régions où a vécu Guillard.
Avec un temps de retard, Passan comprit à quoi il faisait allusion :
— T’as trouvé des incendies criminels ?
— C’est plus une bio : c’est un feu d’artifice.
46
Avenue Jean-Jaurès, il pénétra dans un bazar et acheta une nouvelle casquette et une veste de toile, toutes deux de couleur grise. Peu à peu, il retrouvait son calme. Il ne pouvait croire que le Cavalier de la nuit ait pris de tels risques. Malgré l’injonction de la justice. Malgré l’échec de Stains. Malgré son esclandre de la veille. Cette filature constituait un signe supplémentaire. Le combat frontal n’était plus qu’une question d’heures. Passan ne pouvait plus abandonner — c’était au-dessus de ses forces.
Et lui ne vivait plus que pour cet affrontement.
Il marchait maintenant d’un pas léger sur l’avenue éclatante. Semer l’Ennemi n’avait pas été si difficile. Passé la première surprise, il avait réagi avec sang-froid et usé d’un stratagème enfantin. Il aperçut l’enseigne HSBC. La longue vitre noire opposait sa rectitude à la crasse des trottoirs et au vacarme de la circulation. Par ricochet, il songea à ses propres garages qui dressaient leurs surfaces sombres, impeccables, dans le chaos de la ville. Des oasis d’ordre et de rigueur.
Il franchit le sas de sécurité et pénétra dans la banque. Une salle immense, neutre. La fraîcheur de la climatisation le figea. Il lui fallut quelques secondes pour régler son métabolisme. Il y avait beaucoup de monde, de nombreux guichets. La taille de l’agence était son meilleur atout : personne ne se souviendrait ici de Jean-Pierre Levy.
Il prit la file d’attente. Il se sentait serein, en pleine possession de ses moyens. Sa victoire sur Passan le rassérénait — et le grisait légèrement. Son tour vint. Un jeune métis, sans doute d’origine antillaise, attrapa le formulaire qu’il venait de remplir, le parcourut puis compara les deux signatures. Il saisit la pièce d’identité, regarda la photo et leva les yeux.