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— Vous voulez bien retirer votre casquette et vos lunettes, monsieur ? demanda-t-il tout sourire.

— Non.

Pour appuyer son refus, il plaça la carte de police de Levy sur le comptoir. L’autre chercha désespérément de l’aide autour de lui. À l’échelle de son quotidien, la scène prenait l’ampleur d’une catastrophe. Enfin, il parvint à bredouiller :

— Veuillez attendre quelques secondes, monsieur.

Le sous-fifre disparut. Aussitôt, un autre homme émergea d’un bureau protégé par des stores. L’imposteur resta de marbre, le visage fermé.

— Un problème, monsieur ? demanda le nouvel arrivant d’une voix onctueuse de maître d’hôtel.

— Demandez ça à votre collègue.

Le cadre sourit, l’air de dire : « Pas la peine : le problème est déjà réglé. » Il tenait la carte de Levy entre ses mains, avec la même précaution que s’il s’agissait du Régent, le plus pur diamant de la Couronne de France.

— Je vais vous accompagner à la salle des coffres, fit-il en lui rendant sa pièce d’identité.

Il emboîta le pas du banquier, sans lancer un regard au jeune agent qui digérait l’humiliation. Au fond, il se sentait solidaire du métis. Il éprouvait une empathie naturelle avec tous les avaleurs de couleuvres de la Terre. Il savait qu’il avait rendu service au petit gars : une humiliation par jour et son cuir deviendrait aussi dur qu’un blindage riveté. Merci qui ?

Sous-sol. La fraîcheur descendit encore de quelques degrés. Un antre d’acier et de béton. Le domaine du concret. Du vrai pognon. Celui qui claque sous les doigts et se consume sous les désirs.

Leurs pas résonnaient comme dans une église. Il imaginait les visiteurs recueillis. Mains crispées sur leurs liasses. Regard fasciné par leurs bijoux. Lèvres en prière face à leurs actions et obligations. Il pouvait sentir le frémissement de la ferveur, de la passion, du culte de l’avoir avec un grand A. Voilà l’encens qui brûlait ici. Le dieu qui saturait la nef souterraine.

Lui s’était toujours moqué de l’argent. C’était pour ça qu’il en avait gagné autant. Il avait bossé par passion du métier, pas pour obtenir autre chose.

Ils atteignirent la salle des coffres. Le banquier déverrouilla la grille. Les parois étaient tapissées de casiers. Ils se postèrent devant son coffre. Le visiteur fit jouer sa clé. Le lieu évoquait plutôt un columbarium. Ces niches numérotées auraient aussi bien pu abriter des urnes funéraires. En un sens, il s’agissait de ça. Des cendres de rêve et de vie, croupissant dans des boîtes closes.

— Pardon.

Le banquier se glissa près de la cavité et en tira lui-même une boîte en fer. Il la lui remit avec respect et l’abandonna dans une pièce aux murs peints, meublée seulement d’une table et d’une chaise.

Levy n’avait pas menti. Les gants étaient là, dans deux sacs à scellés distincts, ainsi que les résultats d’analyses des laboratoires de Bordeaux et Strasbourg. Il vérifia : il s’agissait de documents originaux. Les versions numériques traînaient quelque part mais personne n’aurait jamais l’idée de les comparer.

Il fouilla encore. Plusieurs liasses de milliers d’euros, quelques lingots d’or, des montres, des bijoux. Levy avait placé là tous ses biens, en vue sans doute d’une fuite imminente. Un calibre barrait le butin à l’oblique : un Sig Pro SP 2009, équipé d’un désignateur laser et d’un réducteur de son. De quoi solder les derniers comptes avant le départ.

Il empocha les sacs à scellés, plia les rapports des laboratoires et les glissa dans son dos. Il ne toucha rien d’autre. Un bref instant, il demeura ainsi, debout, à contempler les vestiges de la pauvre vie de Levy. Il se sentit triste pour lui. Le Juif avait passé son existence à poursuivre les malfrats, mais plus encore à lutter contre ses propres démons.

Il effectua soudain un brutal zoom arrière et se vit, lui, dans cette pièce fermée. C’était la même désespérance. Il s’assit sur la chaise, redoutant une crise. Mais non. Beaucoup plus simple : la tristesse. Malgré le mythe qu’il avait édifié, la force qu’il avait conquise, le désespoir ne l’avait jamais quitté.

Et les mêmes souvenirs le meurtrissaient, encore et toujours.

— Tout va bien, monsieur ?

Il se rendit compte qu’il pleurait. Sans doute le banquier avait-il entendu ses sanglots. Il s’essuya les yeux et chercha en lui de nouvelles ressources de dissimulation. Quelques secondes passèrent. Quand il ouvrit la porte, il avait retrouvé sa contenance. Casquette, lunettes noires, visage verrouillé. L’autre s’inclinait déjà, reprenant la boîte avec déférence. Il patienta pendant qu’on rangeait « son » coffre puis regagna la surface.

Dehors, le soleil l’éblouit. Il décida, malgré son retard, de marcher jusqu’à la porte de Pantin. Ici, Paris n’avait rien à voir avec une ville de lumière. Tout était laid. Des constructions disparates, crasseuses, des boutiques bon marché, des enseignes dont les couleurs juraient entre elles. Des offres de misère pour des porte-monnaie de fauchés. En définitive, c’était dans cette laideur, cette pauvreté qu’il se sentait bien. Cet enfer était son creuset originel, son magma primitif.

Il songea aux gants dans sa poche et en éprouva un vague soulagement. Il ne craignait pas d’être démasqué. Au contraire, son Œuvre était sa fierté. Mais c’était lui, et lui seul, qui déciderait du moment et du lieu de sa révélation.

Où les détruire ? Il fallait un endroit spécial. Un lieu sacré. Ces gants possédaient une importance particulière. Non pas en tant que pièce à conviction, plutôt comme un souvenir, à la fois douloureux et voluptueux. Une preuve de sa lâcheté — il se revoyait détaler dans le terrain vague — mais aussi un vestige du contact avec l’Ennemi. Il avait encaissé les coups assénés par le Chasseur. Elle avait adoré ces chocs qui étaient aussi des étreintes.

Il vit passer un taxi, leva la main : le véhicule s’arrêta.

— Au parc de la butte du Chapeau-Rouge.

— C’est où ?

Il prit une inspiration, exaspéré :

— Prenez la porte de Pantin puis les boulevards extérieurs. Boulevard d’Algérie, je vous indiquerai.

47

Il se fit déposer devant la fontaine du parc, boulevard d’Indochine. De l’autre côté de la grille, une femme nue dressait ses formes imposantes au-dessus des bassins qui s’échelonnaient en paliers, évoquant des terrasses liquides. La statue elle-même semblait tombée des piédestaux du palais de Chaillot — ce qui était le cas : elle était une réplique d’une œuvre façonnée pour l’Exposition internationale de 1937.

Il paya et remonta le long des grilles pour trouver une entrée. Les jardins étaient déserts. Il en descendit les pentes parsemées d’essences rares : gingkos, séquoïas, féviers, sophoras pleureurs… La topographie du parc trahissait le style monumental des années 30 : grands espaces, lignes symétriques, larges escaliers. Cet ordre et cette rigueur lui calmaient les nerfs. Il y avait quelque chose de fasciste, de stalinien dans cette gestion des volumes — et il aimait ça.

Il parvint de nouveau aux pieds de cette Eve, à la fois colossale et languide. Secrètement, il s’identifiait aux statues féminines de cette époque. Larges épaules, petits seins, pieds lourds : il se reconnaissait dans ces formes primitives, plus assyriennes que grecques. Ces œuvres évoquaient aussi les Titans, ceux qui avaient été tués ou chassés pour laisser place, dans la cosmogonie hellénique, aux dieux de l’Olympe, plus proches des êtres humains.