À l’époque de l’école des voleurs, il venait ici le mercredi, avec son livre fétiche. Il dévorait ces histoires mythologiques, cherchant, sans le savoir, une justification à sa propre existence. Il avait vécu l’enfer à Jules-Guesde. On l’avait frappé. On avait uriné dans sa nourriture. On l’avait violé. Mais il ne se souvenait que de ces après-midi solitaires, dans ce square. Il imaginait alors sa vie comme un bas-relief de granit, lustré par les siècles.
Il avait fait d’autres recherches. Il avait lu le mythe d’Hermaphrodite, enfant d’Hermès et Aphrodite, dont la nymphe Salmacis était tombée amoureuse. Il avait découvert les androgynes primordiaux, évoqués par Aristophane dans Le Banquet de Platon. La légende perse de Kainis, fille du roi des Lapithes, qui avait demandé aux dieux, après avoir été violée, de devenir un homme. Puis il avait rencontré le Phénix…
D’abord il ne s’était pas reconnu dans l’oiseau de feu. Ce n’est qu’après sa deuxième opération et ses injections de testostérone qu’il avait compris. À chaque piqûre, son corps brûlait, et il renaissait. Il était le Phénix. Ni homme ni femme. Ou plutôt les deux. Autonome et immortel. L’oiseau n’avait pas de géniteur, pas de sexe, et il s’engendrait lui-même par les flammes, qui étaient à la fois son linceul et sa matrice. Il n’avait besoin de personne. Il était un Tout.
Il avait consulté d’autres livres et obtenu confirmation. Il était l’héritier de l’oiseau rouge qui renaissait de ses cendres en Grèce, mais aussi du Phénix d’Égypte, aigle géant aux plumes de feu. Du Simurgh de la mythologie persane, du Nan Fang Zhu Qué de la cosmogonie chinoise, de l’Oiseau-Tonnerre amérindien, de l’Oiseau Minka aborigène… Ces rapaces, aux quatre coins du monde, constituaient son arbre généalogique. Sur la Terre, il avait été le symbole de la puissance de Rome, aigle mythique, androgyne et immortel. Plus tard, il avait accompagné les images du Christ, sur les retables du Moyen Âge, sur les tableaux de la Renaissance…
Il regarda autour de la fontaine : personne. Il s’agenouilla, tournant le dos au trafic des Maréchaux. Il sortit les gants des sachets et vida sur eux la fiole d’alcool qu’il avait apportée. Son Zippo fit le reste. Une étincelle contre la pierre du briquet et les deux mains de nitryle furent enveloppées aussitôt par une autre main, brillante, incandescente. En quelques secondes, les pièces à conviction devinrent deux fragments filandreux et noirâtres.
Il brûla aussi les rapports d’analyses puis ferma les yeux, murmurant une prière à sa divinité :
— Je suis né sous le signe du dégoût et du reniement. J’ai grandi sous un torrent d’injures et d’immondices. Comme le Christ, c’est cette misère qui a forgé ma grandeur. C’est ce martyre qui m’a transcendé et révélé. Je suis l’Unité. Je suis le feu et la paix. La mort et le salut…
Il dispersa les cendres dans l’eau puis se releva. Un nuage passa juste à cet instant. La lumière s’éclipsa. Tout devint sourd, argenté, comme à l’approche d’un orage. Il n’entendait plus les bruits de la circulation, des travaux du tramway. Il percevait des voix discordantes, des déclamations de chœur antique. Il sentait l’électricité dans l’air. Des picotements au bout des doigts.
Il regarda sa montre : 13 heures. Il allait rater le déjeuner du personnel.
Il balaya le problème d’un mouvement d’épaule. Tout cela n’importait plus. Sa vengeance touchait à sa fin.
48
En sortant de l’ascenseur, Passan tomba sur Fifi qui l’attendait dans le hall du deuxième étage. Dans ce décor impersonnel, il ressemblait à un coursier égaré dans une compagnie d’assurances.
— Faut que tu mates ça, dit le punk en lui tendant un document plié.
C’était une carte du sud-est de la France : Paca, Languedoc-Roussillon, Rhône-Alpes… On avait entouré en vert les villes où Guillard avait vécu et en rouge d’autres zones : sans doute des foyers d’incendie. Les cercles se croisaient par paires et formaient des sous-ensembles, comme dans les cours d’initiation aux mathématiques.
Fifi pointa son index sur l’un d’entre eux :
— En 87, à seize ans, Guillard a été envoyé dans un centre, près du Vigan.
— Les Hameaux.
— C’est ça. Six mois plus tard, un incendie criminel détruit cinq cents hectares de végétation entre Le Vigan et Saint-Hippolyte-du-Fort. Pas de coupable. Affaire classée.
L’index se déplaça :
— 1989. Guillard est apprenti dans un garage aux environs de Sommières, l’atelier Lagarde. Fin août, le feu prend dans le sud de Ganges. Plusieurs centaines d’hectares brûlés. Un camping part en fumée. Par miracle, pas de victime. L’enquête tourne court mais on pense à un acte volontaire.
Ils étaient debout dans le hall, au centre d’une flaque de lumière. Passan avait l’impression de cuire une nouvelle fois. Il était sale, chiffonné, maculé de sueur. Son costard était bon pour le pressing, et lui pour une douche bien fraîche.
— 1990, continua Fifi. Un nouvel incendie entre Quissac et Nîmes. Le vent aggrave la situation. Mille hectares sont touchés. Les pompiers mettent deux jours à arrêter le merdier. Des villages sont évacués. Des centaines d’hommes mobilisés. À l’arrivée, trois victimes. Pas de coupable, pas d’explication. Mais les experts sont catégoriques : le départ de feu est criminel. On est à moins de trente bornes de Sommières.
Passan observait la carte et ses cercles : une véritable radiographie de la folie de Guillard. Pourtant, on pouvait encore parler de coïncidences.
L’adjoint parut lire dans ses pensées.
— T’en veux encore ? 1991 : Guillard se casse à Béziers.
— Le garage Soccart.
— L’année suivante, la clinique des Champs, dans le centre-ville, prend feu. Pas de victime. L’enquête ne donne rien, comme d’habitude.
Passan voulut faire un commentaire mais Fifi était lancé.
— 1997. Guillard dirige le garage des Roches, à Montpellier. Six mois plus tard, la maternité Notre-Dame-du-Salut brûle dans le quartier Mosson. Encore une fois, le pire est évité de justesse. À l’évidence, Guillard s’attaque maintenant aux cliniques.
Passan fit un pas sur la droite, cherchant de l’ombre. Au fil des années, la pulsion pyromane de Guillard s’était précisée. Sa rage, son désir de destruction s’étaient focalisés sur les lieux de naissance. Pas difficile d’imaginer pourquoi.
Fifi replia sa carte aux trésors et enchaîna :
— Le plus beau, c’est la suite. En 99, Guillard liquide tout et part aux États-Unis. Il bosse dans plusieurs États. En 2000, il est à Salt Lake City, dans l’Utah. La même année, la maternité de l’hôpital universitaire s’embrase. Six mois plus tard, un début d’incendie est signalé dans la banlieue de Tucson, Arizona. Guillard vient d’arriver là-bas.
Passan se souvint d’une série de meurtres de prostituées en Allemagne, dans les années 80. En suivant les allées et venues du principal suspect, on avait découvert que des meurtres similaires avaient été commis à Los Angeles, alors même qu’il s’y trouvait. Cette coïncidence avait suffi à le faire condamner. Serait-ce suffisant pour inculper l’hermaphrodite ? Tout cela était trop loin, trop ancien.
Il éprouvait une autre intuition. La relation intime de Guillard avec le feu. Le monstre n’avait sans doute jamais goûté au sexe. Ses seules jouissances lui étaient venues des flammes. Il ne pouvait pas avoir d’érection, encore moins d’éjaculation. Pas non plus d’orgasme féminin. Restait cette sensation funeste du brasier qui détruit, purifie, métamorphose…