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L’édifice était doté d’un étage. Il était déjà venu fouiller la maison quelques semaines auparavant. L’intérieur lui avait plu. Murs blancs. Fenêtres rectangulaires sans balustrade ni balcon. Des pièces épurées, ponctuées de meubles design. Tout cela menait à la plateforme en teck, équipée de mobilier de jardin et d’un vaste parasol de toile blanche. L’ensemble paraissait sortir des pages glacées d’un magazine. Passan devinait que Guillard avait confié l’agencement de sa villa à un professionnel. Le tueur n’en avait personnellement rien à foutre. Il vivait ailleurs. Dans un monde de ténèbres et d’angoisse qui n’appartenait pas à cette réalité. Il aurait pu aussi bien habiter un cabanon de ferrailleur ou la cellule d’une prison.

Nouveau coup d’œil aux jumelles. Toujours rien. La fenêtre de la chambre, sur la droite, restait allumée mais elle était occultée par un store de toile claire. La course de l’après-midi avait peut-être calmé l’animal. Mais non. Sa haine à son égard, sa soif de vengeance — ou encore sa pulsion meurtrière — le pousseraient à sortir. Un vampire au gosier sec. Un prédateur en quête de chair fraîche.

Près de minuit. Il commençait à avoir des courbatures. La question revenait, lancinante : allait-il exécuter Guillard cette nuit, sans l’ombre d’une preuve ni le moindre procès ? Et après ? Pourrait-il encore se regarder dans la glace ? Qu’en penserait Naoko, elle qui le considérait déjà comme un chien enragé ?

Naoko.

L’entrevue dans le jardin l’avait déstabilisé. Jamais il n’avait ressenti aussi fortement l’atmosphère japonaise de son pauvre lopin de terre. Comme si sa femme, enfin, lui avait donné la clé qui ouvre le fusei des jardins zen. Parmi ces mousses mordorées et ces pins brillants, il s’était senti soudain transporté là-bas. À l’époque où ils se photographiaient sur la plateforme du temple Kiyomizu-dera, au-dessus de Kyoto.

Naoko était venue faire la paix. Mais comme d’habitude, elle n’avait pas dit le quart du dixième de ce qu’elle pensait. Il ne lui en voulait pas : il y avait toujours, au fond de son silence, un autre silence. Une zone d’ombre d’une densité particulière, qui ne pourrait peut-être jamais se révéler. C’est ce secret qui les avait accompagnés ce soir, alors qu’ils marchaient sur les pierres flottantes.

Au début de leur relation, Passan, pour faire le mariole, lui avait dit : « Ce que j’aime le plus, c’est votre esprit. » Il mentait, bien sûr. Face à une telle beauté, pas un seul homme ne se serait soucié de sa conversation.

En retour, elle lui avait lancé : « Vous avez tort. Mon esprit est noir. » Beaucoup plus tard, elle lui avait avoué avoir répondu cela pour faire elle aussi l’intéressante.

Pourtant, sans le savoir, tous les deux avaient dit la vérité. Naoko était en effet d’une noirceur absolue — son esprit semblait parfois même absorber toute lumière, à la manière d’un trou cosmique. Et c’étaient ces ténèbres que Passan avait passionnément aimées — comme il avait aimé se perdre dans ses cheveux aux reflets de mort soyeuse.

Il tressaillit tout d’un coup. Une silhouette venait de traverser la terrasse, si furtivement qu’on aurait pu croire à une illusion. Rien n’avait bougé dans la maison : les fenêtres de l’étage étaient toujours éclairées. Aucune porte, aucune fenêtre n’avait claqué.

Passan se cramponna à ses jumelles et scruta le jardin. Confirmation. Une ombre s’enfonçait parmi les arbres. Escaladait le mur d’enceinte. Quand elle parvint au sommet, un rayon de lune passa sur son dos comme un reflet le long d’une lame. Guillard. Entièrement vêtu de noir. Une tenue de soldat-commando, dans le même esprit que la sienne.

Il se coula de l’autre côté puis disparut. Pour réapparaître une vingtaine de mètres plus loin, dans la cour-jardin d’un immeuble. Passan reconnut sa démarche. L’Accoucheur, en route pour le royaume de la nuit.

Le flic le mit en joue mais son index n’effleura même pas la détente.

Il n’était pas là pour ça. Il était là pour suivre son gibier et découvrir ce qu’il avait dans le ventre.

Il se redressa, rangea son fusil modulaire, déplia une jambe pour atteindre à son tour le haut du mur. Il parcourut l’arête, à la manière d’un funambule, rapide et silencieux. Quand il releva les yeux, Guillard s’était évanoui. Passan se laissa glisser de l’autre côté du mur et se mit à courir.

54

Depuis près de trente minutes, il suivait Guillard, à quelques voitures d’intervalle, sur l’A86. Les phares, les réverbères, les enseignes lacéraient la nuit. Mais les ténèbres, au-dessus, étaient plus fortes : le flic avait l’impression de s’enfouir dans un magma noir et compact.

L’assassin s’était faufilé parmi le dédale des cours pour déboucher sur le boulevard d’Inkermann. Aussitôt, il avait braqué une télécommande et réveillé une superbe Classe S, sombre et laquée comme un corbillard.

Prévoyant le coup, Passan avait garé sa Subaru à proximité. Le temps de fourrer son matériel dans le coffre et en avant. Guillard roulait posément selon la limitation de vitesse. Le flic pouvait sentir, à distance, son calme, son sang-froid. Il en avait la certitude : cette fois, au moment de l’affrontement, le tueur ne paniquerait pas.

Nanterre. Gennevilliers. L’Accoucheur se dirigeait vers son terrain de chasse — le 93. Bizarrement, au lieu d’emprunter le boulevard périphérique jusqu’à la porte de la Chapelle, il avait préféré traverser la Seine, partir vers l’ouest et pratiquer une large boucle au sein du 92. Passan, lui, s’efforçait de rouler au même rythme et cette cadence tranquille lui écorchait les nerfs.

Concentré sur la route surélevée, il devinait autour de lui la plaine obscure de la banlieue. Des nuages de fumée, très clairs, presque argentés, s’échappaient d’usines invisibles, dessinant des messages votifs en direction du ciel. Il lui semblait que la terre, sous ses roues, se déréalisait au point de devenir une galaxie lointaine, dont la distance se mesurait en siècles d’industrialisation.

Guillard sortit de l’autoroute pour prendre la D986, droit vers Saint-Denis. Ils regagnèrent l’autre rive. Soudain, le tueur accéléra, quitta l’axe principal et plongea dans un dédale de rues plus étroites. Olivier se mit au diapason, se demandant s’il l’avait repéré. Les lampes à arc lui paraissaient siffler au-dessus de sa tête. Guillard braquait, accélérait, tournait encore. Il ne conduisait pas comme quelqu’un qui cherche à semer un poursuivant, à l’aveuglette. Il suivait, précisément, sa route.

Passan essayait de ménager toujours quelque distance afin de donner le change. Plus le temps de lire les panneaux, ni de s’orienter — l’éclair lui vint que l’autre allait le larguer au beau milieu de cités hostiles et disparaître. Ils traversèrent alors des îlots de pavillons en meulière ; longèrent des boutiques, au pied des cités, volets fermés comme des paupières de fer ; sillonnèrent des quartiers administratifs, hérissés d’immeubles modernes, déjà obsolètes.

Puis ce furent de grandes artères désertes : entrepôts, usines, hangars… Guillard filait à cent kilomètres-heure sans plus respecter aucun feu. Passan suivait le mouvement, phares éteints — les réverbères éclairaient comme en plein jour.

Le paysage changea encore. Terrains vagues. Friches industrielles. Guillard braqua sur la gauche et disparut dans un nuage de poussière. La route n’était plus bitumée. Passan effectua la même manœuvre, dérapant, puis se redressant. Il maintenait sa vitesse mais ne voyait plus rien.