Au Japon, les routes et les autoroutes semblent toujours percer une forêt, s’immiscer dans un domaine verdoyant, déranger la nature. Ici, la vie végétale est morte depuis longtemps. Les rares arbres, les parterres de gazon, les bosquets déplumés ressemblent au contraire à des intrus qui n’ont plus leur place dans le décor.
Naoko regrettait son attitude. Le moins qu’on puisse dire, c’était que son agressivité ne cadrait pas avec la situation. Le père de ses enfants avait failli mourir et elle n’avait su que l’engueuler comme un gamin pris en flagrant délit de mensonge. En français, on disait : « Il ne faut pas tirer sur l’ambulance. » Elle l’avait carrément plastiquée.
Elle revoyait Passan. Son visage noirci, boursouflé sous les bandages. En réalité, elle avait été submergée par la tristesse — et aussi par son impuissance. La meilleure défense, c’est toujours l’attaque.
— Il m’a dit qu’il risquait d’être mis en examen, c’est vrai ? demanda-t-elle tout à coup à Fifi.
— C’est la procédure normale. T’en fais pas. Tout va bien.
Elle ravala ses sanglots. Toujours cette volonté de la rassurer, de la réconforter, même s’il fallait l’infantiliser, lui raconter n’importe quoi.
— On est sûr que c’est bien ce type qui a attaqué la maison ?
— Certain.
Fifi ne mentait pas mieux que Passan. Ils ne croyaient pas que le danger ait disparu. Ils ne pouvaient pas affirmer que l’homme brûlé cette nuit était l’intrus de la villa. Mais au lieu de partager leurs doutes avec elle, ils continuaient à bluffer.
— Il n’y aura donc plus jamais de problèmes chez nous ? insista-t-elle.
Le punk botta en touche en ricanant :
— Ça dépend de ce que tu appelles des « problèmes ».
— Un singe écorché dans mon frigo. Un vampire qui saigne mes enfants.
— Tout ça est mort et enterré avec Guillard.
Pas la peine d’insister.
— Comment a-t-il pu me cacher ça ?
— Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour toi.
Elle laissa échapper un rire sec, puis asséna d’un ton définitif :
— Je ne veux plus de cette vie.
Cette vie. Au départ, le projet avait été valeureux. Passan agissait au nom de la justice. Il arrêtait les méchants, protégeait la société, défendait les valeurs de la République. Mais cette vocation était devenue un métier, et ce métier était devenu une drogue. Le Bien était désormais pour lui une valeur abstraite alors que le Mal était sa réalité de chaque jour.
— Je prends le circulaire, ça te va ?
Elle hocha la tête en silence.
Ils longèrent le quartier de la Défense. Un désert de schiste, de quartz et d’autres minéraux dont la composition chimique intégrait toujours la réfraction et la luminescence. Les fossiles d’une ère déjà révolue.
Coup d’œil à sa montre. Près de 7 heures. Complètement déboussolée, elle avait fait appel, une fois de plus, à Sandrine. En l’espace d’une nuit, ses enfants avaient été gardés par Gaïa, puis par un flic armé, alcoolique et camé. Ils avaient croisé leur père, qui s’apprêtait à tuer un homme. Bientôt, ils se réveilleraient auprès de Sandrine, dont la présence ne reposait sur aucune explication valable. N’avait-elle rien de mieux à leur proposer comme stabilité familiale ?
Une certitude : quels que soient les risques, elle ne déménagerait pas.
Même si Guillard n’était pas leur agresseur, même s’il restait une possibilité pour que la menace perdure, elle ne décamperait pas. Elle ferait front, avec ses enfants. Et sans doute d’autres flics dans les parages. Elle était sûre que Passan, malgré ses promesses, n’abandonnerait pas la surveillance de la maison.
De nouveau, furtivement, la tentation traversa son esprit. Retourner à Tokyo avec les garçons, à des milliers de kilomètres de cette violence. Les yeux brouillés de larmes, elle ne voyait plus le paysage. Tout semblait troublé, diffracté. Non. Ce n’était pas la solution. Ça ne le serait jamais. Les kilomètres n’avaient jamais résolu les problèmes. Et d’ailleurs, elle ne pouvait se fuir elle-même.
Rentrer à Tokyo, c’était rouvrir sa propre boîte de Pandore.
La voiture stoppa. Elle s’extirpa de ses pensées comme on se réveille d’un mauvais rêve. Elle reconnut, à travers ses larmes, le portail de la villa.
Sans ironie, la voix de Fifi annonça :
— Voilà. On est arrivés. Terminus.
III
Tuer
57
— C’est Stevie Wonder qui donne une conférence de presse dans les années 70. Un journaliste inspiré lui demande si c’est pas trop triste de naître aveugle. Stevie Wonder hésite un instant puis répond : « Ça aurait pu être pire. J’aurais pu naître noir. »
Passan essaya de sourire. Ce simple effort provoqua une onde de douleur. Il avait l’impression que son épiderme, sous les bandages imprégnés de Xylocaïne, se craquelait.
15 heures. Sous morphine, il avait dormi toute la matinée. À midi, on lui avait changé ses pansements. Les brûlures s’étaient rallumées comme des flammes dans une chaudière. Nouvelle injection. Nouveau coma. Puis réveil pour découvrir Fifi à son chevet.
Le punk n’avait pas chômé. Il avait trouvé le soum. Avec l’aide de Super Mario, il avait retiré les caméras de la chambre de Naoko, transféré les moniteurs de contrôle à l’intérieur du fourgon stationné rue Cluseret, à quelques mètres de la villa. Deux flics étaient assignés à cette surveillance. Deux autres au quadrillage du quartier. Lefebvre avait soutenu Fifi. La tendance s’était inversée : désormais, les désirs de Passan étaient des ordres.
Assis à côté du lit, cigarette en main, l’adjoint poursuivait ses anecdotes. En matière de rock, il pouvait enchaîner les histoires, témoignages et autres citations plusieurs heures durant.
— Tu sais ce que dit Keith Richards à propos des musiciens actuels ?
— Non.
— « Où sont les mecs qui doivent nous ridiculiser ? Je ne vois que des chauves derrière des platines. »
La grimace de Passan essaya d’être plus convaincante.
— C’est censé me remonter le moral ?
— Seulement te changer les idées.
Il hocha la tête. Il étouffait sous ses pansements — le tulle gras lui tatouait les chairs, la morphine lui assourdissait les nerfs. Dans la chambre, des ombres pleines, noires, obliques, se confrontaient à des fragments de clarté éblouissants, coupants comme du verre.
Il ferma les paupières : ce fut pire. Quand il ne voyait pas le visage en feu de Guillard, des démons aux yeux de soufre avançaient en crabe au fond de son cerveau. Il chassa ces visions et tenta, encore une fois, d’analyser les informations de Fifi.
Elles se résumaient à zéro, ou presque. Le corps de Guillard reposait à l’IML de Paris. Le procureur et le juge Calvini avaient ordonné une perquisition à son domicile de Neuilly. On n’avait rien trouvé — ce qui n’étonnait guère Passan. On prévoyait maintenant de fouiller chaque garage, et en particulier les bureaux du siège. Il n’attendait rien non plus de ce côté.
Ironie du sort : l’inculpation posthume de Guillard ne reposait pas sur l’accusation de meurtre de quatre jeunes femmes mais sur la tentative d’homicide volontaire contre un commandant de police. Et encore cette procédure n’était étayée, pour l’instant, que par son propre témoignage. Or, rien n’était clair. Que faisait au juste Passan sur les traces de Patrick Guillard, lui qui ne devait plus l’approcher à moins de deux cents mètres ? Avaient-ils rendez-vous ? Qui avait convoqué l’autre ? Était-il plausible que Guillard, brûlé et moribond, ait craché de l’essence au visage de son adversaire ?