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Il s’achemina vers le portail mais Fifi lui barra carrément la route :

— Attends, je te dis. Ils sont okay. T’en fais pas.

— Et Naoko ?

— Tout le monde va bien. Mais il faut que je te montre quelque chose.

Passan l’interrogea du regard.

— Le soum.

Il suivit docilement son adjoint. Le bitume tanguait sous ses pas. Le fourgon de surveillance, maquillé en camionnette de chantier, était garé plus loin. Une vieille guimbarde poussiéreuse, aux vitres recouvertes d’une peinture grise qui permettait d’observer la rue sans être vu. Le camion puait le flic à un kilomètre à la ronde.

Fifi frappa la porte arrière qui s’ouvrit aussitôt. Jaffré apparut, les invitant à entrer. Tout de suite, les odeurs de sueur, d’urine, de McDo le prirent à la gorge.

— Je t’explique le contexte, fit le punk à voix basse.

Passan n’écoutait pas, les yeux fixés sur les moniteurs. Les caméras tournaient toujours : dans le salon, Naoko était assise sur le canapé, tenant dans ses bras Shinji et Hiroki apeurés. Des flics sillonnaient la pièce. Des hommes en combinaison blanche passaient au fond. La peur était tellement présente qu’elle paraissait parasiter les images, former une espèce de brouillard électrostatique.

Sur les autres écrans — cuisine, salle à manger, couloir, sous-sol : des bleus des techniciens de l’IJ s’agitaient. Tout le monde en alerte maximale. Un seul écran était opaque.

— À 22 h 15, expliqua Fifi, on est sortis fumer une clope.

— Personne n’est resté dans le soum ?

L’adjoint piétina le sol, provoquant un bruit de tôle ondulée :

— Putain, il s’était rien passé depuis trois heures !

— Continue.

— Quand on est revenus, on a tout de suite remarqué que quelque chose déconnait. Une des caméras ne fonctionnait plus.

Passan maintenait son regard sur l’écran noir.

— Celle de la chambre des enfants. On a foncé dans la maison.

— Vous avez prévenu Naoko ? Par téléphone, je veux dire ?

— Pas eu le temps. On est entrés et on s’est dispersés. Sous-sol. Rez-de-chaussée. Premier.

— Ensuite ?

— Moi et Jaffré, on a filé dans la chambre. Ils dormaient mais le chien était mort. Son cadavre reposait entre les lits.

Passan avait toujours les yeux rivés sur le moniteur éteint.

— Après ? demanda-t-il.

— Naoko a réveillé les enfants.

— Qu’est-ce que vous leur avez dit ?

— Rien. Naoko n’a pas allumé. On les a portés jusqu’au salon. Ils n’ont pas vu Diego.

— Comment ce bordel a-t-il été possible ?

Fifi tapa les touches d’un ordinateur. L’écran sombre s’éclaircit puis afficha des stries argentées.

— On s’est gourés, commenta-t-il, la caméra de la chambre n’a pas été coupée. On l’a occultée. En remontant la mémoire, on obtient ces images…

La pièce apparut en plan fixe : seules les étoiles de la lanterne de Hiroki tournaient sur les murs. L’objectif offrait l’angle caractéristique d’une caméra de sécurité : plongée s’ouvrant sur les deux lits, le seuil de la salle de bains, la porte de la chambre… Fifi actionna l’avance rapide.

Lecture. Les deux enfants dorment paisiblement. Les étoiles voyagent. Hormis ces points de lumière, aucun mouvement.

Soudain, sur le seuil de la salle de bains, une silhouette. Une femme de dos, arc-boutée, tirant quelque chose sur le sol. Elle porte une robe sombre qui lui tombe jusqu’aux pieds. Un kimono, dont les plis sont trempés de sang. L’ombre, toujours de dos, recule à petits pas, à la manière d’une vieille femme.

Passan songea, en un flash, à ces films de fantômes où la scène a été tournée à l’envers puis repassée à l’endroit afin d’accentuer l’aspect malsain de l’apparition.

Le spectre s’oriente vers le centre de la pièce avec une lenteur de cauchemar. Son fardeau laisse un sillage noir. Toute la séquence a une apparence maléfique. On distingue alors la forme qu’elle traîne : le chien éventré, dont les viscères tracent sur le sol un S immonde.

Fifi commenta d’un timbre étouffé :

— Elle l’a tué dans la salle de bains. On sait pas à quelle heure exactement mais forcément après 20 h 30, une fois les mômes couchés.

— On la voit passer sur d’autres moniteurs ?

— Non.

— Comment a-t-elle pu accéder à la salle de bains ?

— Aucune idée. En fait, c’est impossible.

— Et Naoko ?

— Quoi, Naoko ?

— Elle n’a pas bougé de sa chambre ?

— A priori, non. Mais il n’y a pas de caméra dans…

À l’écran, la créature vient de se redresser. Elle se tourne vers l’objectif. Les motifs sur la soie et les marques d’hémoglobine se confondent, comme si des organes mutilés respiraient à la surface du tissu. Sa ceinture, le obi, est mauve sanguin, comme une plaie béante.

Passan nota, d’une manière absurde, qu’un tel kimono devait coûter près de dix mille euros. Il avait toujours rêvé d’en offrir un à Naoko.

Mais le pire est ailleurs : le fantôme porte un masque de Nô. Deux yeux fendus au couteau dans la surface de bois jauni. Une bouche rouge et précise. Un sourire en forme de blessure, qui laisse entrevoir des petites dents cruelles.

Passan avait lu des bouquins sur le théâtre Nô et ses cent trente-huit masques, exprimant toutes les émotions. Que traduisait celui-ci ?

La créature regarde l’objectif quelques secondes, penche la tête de côté, dans un déclic interloqué. Des traînées de sang barrent ses épaules. Des taches ont éclaboussé son masque. Soudain, elle détend le bras et balance quelque chose vers l’optique.

— Elle a jeté un morceau du clebs sur la caméra, commenta Fifi.

— Quel morceau ?

Le punk hésita. Passan entendit sa propre voix répéter, comme à des kilomètres :

— Quel morceau ?

— Les organes génitaux.

— Naoko a vu ça ?

— Non. J’aurais dû lui montrer ?

Il ne répondit pas. Il fixait l’écran noir comme si quelque chose allait en sortir. Une explication. Une justification. Une cohérence.

Mais rien ne vint et il finit par souffler :

— Je veux voir la chambre.

61

La pelouse était brillante et bleue. Les gyrophares projetaient sur la façade de la villa des images dantesques. Il songea à une séance de cinéma en plein air. Le spectacle affichait complet. À chaque alerte, les forces en présence lui paraissaient augmenter.

À l’intérieur, on se marchait sur les pieds. Ils enfilèrent des surchaussures puis traversèrent la cuisine. Ils empruntèrent l’escalier sans approcher le salon. Étage. Un silence accablé l’escortait. On baissait les yeux à son passage. Ses brûlures le stigmatisaient plus encore. Aux yeux des autres, il était maudit.

Quelques pas dans le couloir et la chambre du sacrifice apparut. Les projecteurs de l’IJ étaient aveuglants. Passan ne s’attarda sur aucun détail. Il ne vit pas les techniciens qui s’affairaient. Ne salua pas Zacchary dans sa blouse ni Rudel qui tirait la gueule, lassé sans doute d’être appelé pour des cadavres d’animaux.

Il s’avança. Ses oreilles bourdonnaient comme s’il était en apnée. La pression, de plus en plus forte. Je suis en train de descendre, et de descendre encore, au fond d’un gouffre.

Enfin, il parvint à focaliser son attention sur ce qui créait une espèce de terreur sacrée au centre de la pièce. Le cadavre de Diego dans sa mare de sang coagulé. Il était couché sur le flanc gauche. Ses organes sortaient de son ventre béant, créant des nœuds et des torsions sombres. Les fragments semblaient bondir à chaque flash du photographe puis redevenir ce qu’ils étaient : des vestiges rabougris, ternes, déjà en voie de décomposition.